29 mars 2024

Le monde en nous rencontre… Yanowski

Aller voir Yanowski, l’ardent auteur-compositeur-interprète du Cirque des Mirages, aujourd’hui en tournée avec un spectacle solo, La Passe Interdite, c’est plonger à corps et à cœur perdus dans un univers intensément poétique, où l’on s’enivre de vin cataractant, de folles musiques, à résonances tziganes et argentines, d’acres amours, d’étourdissants voyages, bref, de vie, avant de terminer cette odyssée abracadabrantesque à l’Auberge des adieux, « quelque part entre ici-bas et l’ombre des Enfers ». Le temps d’une heure passionnante, Yanowski nous a entrouvert les portes de son monde spirituel, culturel, partageant généreusement – et non sans humour – son amour de la littérature, de la musique, des rencontres…

« Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel
Ordnungen ? »

Rilke, Druineser Elegien

MarCel : Yanowski, avant d’en arriver à la chanson, quel a été votre parcours ?

Yanowski : j’ai baigné dans le métier artistique dès mon plus jeune âge. Mes parents, issus du milieu ouvrier, n’ont pas été catapultés dans le monde du spectacle et nous avons vécu des périodes un peu difficiles, de vache maigre. Mais j’ai eu la chance d’être mis au piano très jeune, de rencontrer des musiciens de flamenco, des danseurs, des comédiens, d’assister aux répétitions de mes parents, et tout cela m’a alimenté. Puis j’ai étudié au collège des enfants du spectacle, un collège à horaires aménagés pour les enfants qui font des activités artistiques. Après avoir quitté l’école, j’ai beaucoup voyagé, avec une passion pour le chamanisme et l’art amérindien. Je suis revenu en France avec un besoin très violent de me nourrir de lecture, de littérature. J’ai donc commencé des études de philosophie, à Montpellier, tout en marchant énormément dans la montagne, hésitant entre devenir prof de philo ou guide de haute montagne, et écrivant énormément de poèmes – j’ai commencé à écrire des poèmes très tôt, dès l’adolescence… J’ai fini par avoir envie de chanter, car ainsi, je réalisais trois passions à la fois : celle de l’écriture, celle de l’interprétation et celle de la mise en scène. La rencontre avec le pianiste Fred Parker a été déterminante. C’était en l’an 2000, et tout a été très vite : nous avons dû nous rencontrer au mois de janvier et, en mai, nous avions déjà écrit un répertoire. Pendant deux ou trois ans, nous avons joué dans un lieu de répétition pour comédiens : l’Académie Stéphane Gildas. Nous jouions là-bas tous les vendredis et samedis, un peu sous le manteau. Les gens savaient qu’il s’y passait quelque chose et venaient petit à petit. Puis, ce fut la rencontre avec le Café de la Danse, les premières grandes salles, la Cigale, les deux disques, le Trianon, le DVD…

MarCel : avant Fred Parker, vous n’étiez jamais monté sur scène ? Vous vous contentiez d’écrire et/ou de composer ?

Yanowski : il y a eu un moment déterminant dont je parle peu. Chaque fin d’année, mon père montait une représentation. L’année du CAPES de philo, j’en avais tellement marre d’être tout le temps dans le concept et dans la représentation de la pensée, qu’il m’a proposé d’en faire partie et j’ai accepté. Il m’a donné à interpréter une scène de Richard III et, sur scène, ça a été un choc, une révélation. D’un autre côté, je n’avais pas envie d’être comédien : je n’avais pas envie d’attendre des heures derrière le téléphone comme peuvent le faire les comédiens. Et j’avais un tel besoin d’écriture… d’où le syncrétisme qu’il peut y avoir entre la musique, le chant et l’interprétation. Ensuite, il y a eu cet élément inspirant qui a été la rencontre avec Fred Parker, qui est de l’ordre du mystère, parce qu’on peut se rencontrer et en deux minutes, il pose deux accords sur le piano et une histoire naît. Et cette inspiration continue, même si je fais actuellement un spectacle sans lui. Dès que l’on se voit, dès que l’on se croise, il se passe quelque chose de très très intense avec l’ami Fred Parker !

MarCel : sur cette rencontre, il existe plusieurs histoires différentes…

Yanowski : oui et elles sont toutes vraies ! En réalité, effectivement, j’ai rencontré Fred Parker en revenant d’un voyage au Mexique. J’étais dans un charter, et il n’était pas du tout prévu que je descende à New York. Arrivé à New York, la compagnie a annoncé un surbooking et a demandé si quelqu’un voulait rester avec une remise…. C’était en francs ! Un billet de 3 000 francs de la Continental Airlines et un superbe hôtel ! J’ai accepté. J’étais dans un état assez piteux : la barbe, les semaines passées dans la Sierra Madre, le poncho. Quand je suis rentré dans cet hôtel de luxe, j’étais complètement perdu. Je n’arrivais même plus à allumer les lumières. J’ai demandé au majordome où je pouvais aller écouter de la musique. Il m’a indiqué deux, trois boîtes de jazz et je suis allé me promener comme un touriste. C’est là que j’ai rencontré Fred Parker.

MarCel : d’où vous vient cette envie de voyager, de partir ?

Yanowski : sait-on pourquoi, vraiment ? Qu’est-ce qui nous pousse à partir ? Une impulsion au-delà du mental, une envie de liberté. Et une certaine forme de mysticisme. J’ai passé énormément de temps en dehors de Paris, dans la nature, avec mes camarades… à me promener en Espagne. J’ai toujours eu un lien très fort avec la nature. Je suis même très étonné aujourd’hui d’être un homme urbain et de chanter parce que je pensais vraiment que j’allais devenir un Indien. Et j’étais sur le point de le devenir.

MarCel : cette forme de mysticisme, de transe, on la retrouve un peu quand vous chantez…

Yanowski : il y a un peu de ça parfois. Parfois c’est la technique et parfois on est dépassé, et ce n’est plus un individu face au public mais une tierce personne, un espace qui s’ouvre, et la notion de sujet-objet s’efface pour quelque chose d’autre, effectivement.

MarCel : cette thématique du voyage, du parcours, de l’exil… elle est omniprésente dans ce que vous écrivez et chantez…

Yanowski : oui, la thématique de l’exil et celle de la circularité. Je suis tout à fait conscient qu’il y a des thèmes récurrents : le double, le diable, la mort, l’érotisme, Éros… Le thème du voyage est extrêmement présent. Mais ce qui est intéressant dans le voyage, c’est la suggestion du voyage : le moment où l’on dit qu’on va partir, c’est le moment où l’on commence à entrouvrir les portes du voyage, où une avidité se met en place et où l’on a envie de dévorer le monde entier. Donc oui, il y va du voyage, et il y va du cercle aussi, comme si le voyage ne pouvait pas nous faire sortir d’une certaine claustrophobie. C’est ce qu’on appelle la circularité du karma. Une phrase de Nietzsche m’a d’ailleurs beaucoup marqué et m’a presque inspiré le Vagabonds des Mers : « ce qui revient dans l’éternel retour, c’est le retour ».

La Passe Interdite (création 2013)


MarCel : vous présentez en ce moment votre nouveau spectacle, qui s’appelle La Passe Interdite. Que signifie ce titre, un peu énigmatique ?

Yanowski : c’est un récital qui se présente un peu comme un recueil de poèmes. Chaque chanson est une histoire et chaque histoire est un univers. Le fil conducteur est un voyage intérieur, de l’Argentine à l’Europe Centrale. Je dis bien « un voyage intérieur », parce que ce qui est intéressant c’est l’évocation et l’utilisation des musiques. Il s’agit vraiment d’un voyage poétique à l’intérieur de nous, avec l’idée que toute histoire commence dès lors qu’on a franchi le cap de l’interdiction. Dès qu’en soi se met en place un conflit entre ce que j’ai le droit ou n’ai pas le droit de faire, déjà commence une histoire. Il y a aussi l’idée, que j’aime bien, selon laquelle un tour de chant doit recouvrir la somme des émotions ou des sentiments que l’on éprouve dans une seule vie. C’est un vaste programme ! Mais à l’orée de la mort, ce n’est pas en 1h20 que cela se passe, mais en une seconde ! Vous l’avez compris, je ne crois pas en la réalité du temps objectif. Je pense le temps comme circularité ou comme une succession de couches, comme un oignon.

MarCel : pour les textes et les poèmes que vous avez écrits, vous aviez déjà des idées de musiques pour les accompagner ?

Yanowski : j’écris toujours sur la musique. On le sait moins mais, dans Le Cirque des Mirages, j’écris aussi les musiques. Je n’arrive pas à croire aux textes qui soient posés, comme ça, sur des musiques. Le texte est investi de musicalité, donc de corps. Il est déjà mimé, joué, interprété au moment où je l’écris. Ce qui donne des choses un peu bizarres : pendant un long moment, quand j’ai commencé à écrire, j’écrivais dans les cafés, en déambulant, en sortant, en faisant des gestes… Ça mobilise le corps. Au moment où j’écris, je sais déjà presque ce que je vais faire des textes.

MarCel : dans La Passe Interdite, on retrouve certains textes déjà publiés dans votre recueil Crimes d’ortie blanche (Ed. Le Dilettante, 2011). Ces textes-là correspondaient plus, selon vous, à un spectacle solo qu’au Cirque des Mirages ?

Yanowski : il y a plusieurs raisons. Déjà, certaines chansons ne plaisaient pas à Fred Parker – mais inversement, il peut aussi me proposer des musiques que je n’aime pas. Et puis souvent, quand on écrit un tour de chant à deux, étrangement, on écrit pour deux. On va, inconsciemment, écrire des choses qui surgissent de la rencontre avec le pianiste. Là, il y a des chansons qui sont plus personnelles, plus intimes, et donc du coup plus universelles. Aujourd’hui, j’ai plus envie de parler de la fragilité humaine, de la tendresse, de la douceur, même si il y va de la mort et de l’érotisme aussi. Mais j’avais envie de me dévoiler un tout petit peu plus.

MarCel : justement, quelle est la part d’autobiographie, de votre histoire personnelle que vous mettez dans vos chansons ?

Yanowski : dans la vie, il y a ce que l’on fait tous les jours et ce qui se joue intérieurement comme désirs, conflits, archétypes… Ce qui est sûr, c’est que tout ce qui est dans le spectacle est vrai, dans la mesure où cela reflète ma part intérieure. Il n’y a rien qui ne soit pas senti, qui ne soit pas éprouvé. Ce qui est posé sur le papier est toujours éprouvé. L’intellectualisme ne m’intéresse pas. Après, il y a des gens dans la vie de tous les jours qui vous inspirent, qui vous suggèrent quelque chose ; il y a un livre, dont un mot vous invite à un voyage ; il peut y avoir un accord de piano… Il peut y avoir tout ça pour la création d’une chanson. Parfois, je peux me mettre au piano, trouver une mélodie, et passer un long moment à dire « cette mélodie raconte une histoire ». En quelque sorte, l’histoire est déjà enroulée dans la mélodie, il faut juste trouver le petit fil et ça peut prendre du temps.

La Passe Interdite (création 2013)

MarCel : comment se passe exactement votre processus d’écriture ? Prenons par exemple une chanson comme « le Fonctionnaire », pour le Cirque des Mirages, qui est un moment assez extraordinaire, d’une précision incroyable… vous avez d’abord écrit le texte ? Comment l’avez-vous calé sur la musique ?

Yanowski : je procède par couches. Pour « le Fonctionnaire », il y a d’abord l’envie de parler de l’extrême dangerosité à se protéger dans une société, derrière l’administration, pour nier sa propre liberté. L’histoire ne manque pas d’exemples. Et j’ai eu moi-même quelques petits problèmes : des huissiers qui venaient frapper à la maison pendant mon enfance. On les accueillait avec humour ! C’est aussi un élément que j’ai retrouvé dans la littérature, chez Tolstoï, chez Pouchkine, chez Dostoïevski. Pour cette chanson, si je me rappelle bien, j’ai écrit le texte et la rythmique. Puis j’ai donné la rythmique à Fred qui l’a élaborée. Il y a plusieurs univers dans la chanson, tissés par Fred et sur lesquels j’ai recréé des paroles. C’est une élaboration très longue parce que les gens doivent comprendre absolument tout en sept minutes. On raconte une histoire qui pourrait être un film ! Je le vois encore aujourd’hui avec la chanson « le Reflet ». Si on écoute bien, on se rend compte qu’il y a une vingtaine de thèmes de musique différents en une seule chanson. On la joue des centaines de fois. Souvent, j’enregistre les musiciens et je me fais un karaoké, je répète, je répète… parce qu’on ne peut pas solliciter les musiciens cent cinquante fois, et je suis un peu obsessionnel ! Mais c’est surtout pour qu’on soit vraiment à l’aise sur scène. Je suis très émotif, alors tout doit être vraiment impeccable pour que je puisse chanter. Donc je répète un nombre incalculable de fois.

MarCel : ça vous arrive d’avoir un trou de mémoire ?

Yanowski : oui, ça m’arrive ! Et sur ce type de chanson, c’est horrible. On a l’impression d’être un skieur qui descend à 200 km/h et qui loupe une porte !

MarCel : pour La Passe Interdite, vous vous faites accompagner par Gustavo Beteylmann, qui a signé les arrangements de vos chansons. Comment marche une nouvelle collaboration ? Comment vous apprivoisez-vous l’un l’autre, surtout après la complicité avec Fred Parker ?

Yanowski : on n’a pas du tout travaillé de la même façon. Il y a tellement de choses à dire à propos de Gustavo Beteylmann. En lui-même, il résume La Passe Interdite. Il est le Gustavo d’Argentine, mais il est le Beytelmann d’Europe Centrale. Il est un homme féru de littérature mais il a commencé la musique avec son père dans les bordels et tripots de Buenos Aires à l’âge de 12 ans. Il connaît la musique classique et la psychanalyse parce qu’il les a étudiées, mais en même temps c’est un homme plein de sensibilité parce que c’est un artiste. Il pourrait être lui-même un personnage du Cirque des Mirages. On s’est rencontrés dans un café. On n’a pas parlé de musique. On a parlé surtout en espagnol et surtout des poètes, de politique, d’immigration, et surtout immigration espagnole en Argentine. Je lui ai donné toutes les mélodies et les paroles, avec une ligne directrice, et il a fait les arrangements. Je n’ai jamais été déçu. À chaque fois, il comprenait, il saisissait. Il a fait le travail dans son coin et il m’a toujours rendu la partition sans une faute ! On s’est bien trouvés. Je cherchais un arrangeur, et j’ai écouté pendant des semaines des arrangeurs sur Internet. Honte à moi, je ne savais pas qui c’était. J’étais absolument à l’aise, je trouvais sa musique splendide. Ce n’est qu’après coup que j’ai réalisé qu’il avait un parcours assez hallucinant. Gustavo a une activité créatrice énorme : il vient de faire l’album de Catherine Ringer, il fait le prochain Gotan Project, il tourne. C’était très difficile de le solliciter. C’est pourquoi il a été remplacé, de manière tout à fait amicale, parce qu’il faut aller jouer dans les émissions de radio, dans des lieux que j’aime comme le Limonaire…

Ecoutez 2 extraits de La Passe Interdite :

MarCel : on sent de multiples références dans votre univers, la poésie du XIXème siècle, le fantastique… quelles sont vos sources d’inspiration ?

Yanowski : elles sont vraiment, vraiment, vraiment multiples ! J’ai des engouements pour tant d’auteurs, qui changent, évidemment, selon les périodes… Rimbaud, inévitablement, Verlaine, Pierre Reverdy, que je cite beaucoup moins, un énorme poète, qui a donné la clé du surréalisme. Lorca, mais plutôt le Lorca Poète à New York, Neruda dans Résidence sur la Terre, Rilke, les Élégies de Duino et, l’un des grands summums pour moi ou du moins, résonances : René Char. Surtout le René Char de Fureur et Mystère ou le Nu perdu. Ça c’est quelque chose que j’ai toujours dans une poche, toujours avec moi, que je relis, régulièrement. Mais je peux flancher devant un vers de Verlaine ! Il y a une élégance dans l’écriture de Verlaine qu’on méconnaît un peu. On pense toujours à ce poète un peu impressionniste et parfois, certaines touches sont absolument déchirantes. Ça peut être aussi Aimé Césaire, qui est expressionniste dans son écriture. Ça peut être Georg Trakl. Bref, ça c’est pour la poésie ! Après, bien évidemment, j’aime le grand territoire de la littérature. Et dans ce grand territoire, particulièrement la littérature fantastique et la littérature de voyage. Évidemment Poe, mais pas tout Edgar Poe. Moi j’aime Edgar Poe quand il est charnel ; quand il est trop dans cette phrase de Baudelaire « Ah ! Ne jamais sortir des Nombres », ça ne m’intéresse pas. Surtout le Edgar Poe de « la Descente dans le Maelstrom » qui, encore une fois, me hante dans cette circularité. Beaucoup de Sud-américains également : Cortázar, Borges, Horacio Quiroga, Felisberto Hernández… En France, influencés par la philosophie des Lumières et par le rationalisme, on a séparé le roman, le naturalisme, le fantastique, comme s’il y avait une sorte de ligne de démarcation. En fait, en Amérique du Sud, avec l’influence des Indiens notamment, cette ligne n’existe pas : on ne parle pas vraiment de fantastique, on parle de réalisme magique, on est dans un espace où tout se mélange, la ligne est extrêmement poreuse et brumeuse…

MarCel : parmi vos thèmes récurrents, il y a le voyage, certes, mais aussi l’amour… Vous parlez beaucoup des femmes, mais elles n’ont pas toujours un « beau rôle » : elles sont toujours un peu allumeuses…

Yanowski : en dépit du fait qu’il y a effectivement toujours une vision angoissante, dévorante, menaçante de la femme, il y a, dans le même temps, toujours une salvation parce qu’il y a toujours aussi des grandes chansons d’amour. Un équilibre se fait. Pourquoi ? Parce qu’on n’est jamais complètement quelque chose : on peut être en même temps inquiet, angoissé et en même temps aspirer à un idéal ; éprouver de la tendresse et puis tout d’un coup un érotisme violent. Ce n’est pas du tout incompatible. On est, en permanence, cette multiplicité à assumer. C’est comme ça, tout simplement. Quand on y regarde profondément, la femme peut, je dis bien peut, revêtir un caractère inquiétant. Que la mère puisse être dévorante à la naissance, qu’elle puisse être castratrice par la suite, etc., je le dis de manière littéraire et poétique, mais la psychanalyse l’a dit bien avant moi ! Les grandes figures que sont les femmes fantômes, les prostituées, les « allumeuses » ne sont donc en fait que ces archétypes poussés à l’extrême. Et puis, dans le désir qu’éprouve l’homme pour une femme, il y a une fascination. Mais c’est le cas aussi pour les femmes à l’endroit de l’homme. Il n’y a une fascination, encore une fois, que s’il y a mise en danger. À partir du moment où on n’est pas inquiété par la relation amoureuse, à partir du moment où on n’est pas menacé, on n’est pas amoureux ! On n’a pas cette douleur dans le ventre qui vous saisit. Si on veut vraiment parler d’amour, inévitablement, on est obligé de parler du danger dans lequel nous met l’amour.

MarCel : la figure du Diable revient aussi souvent. Bien sûr, c’est un thème que l’on trouve souvent dans la littérature fantastique… pourquoi cette fascination ?

Yanowski : évidemment on le retrouve dans la littérature et particulièrement la littérature russe : je pense à Boulgakov dans le Maître et Marguerite, à Goethe. Il y a un humour chez le Diable qui me plaît bien – d’ailleurs on dit « c’est un diablotin ». Le Diable crée une distance, une ironie : on ne vit pas ses peurs, ses pulsions de manière primaire. C’est aussi le regard du conteur qui conte et qui met à distance son public. C’est cela qui me plaît en la personnalité du Diable. On oublie de dire qu’il y a toujours une pointe d’humour dans ces récitals, que ce soit dans le Cirque des Mirages ou La Passe Interdite. On n’est jamais aussi touchant, je pense, que quand on passe par le prisme de l’humour. Et puis c’est un moyen de connecter avec le public, on crée une universalité.

MarCel : passons du Diable au christianisme, envers lequel vous êtes très virulent. Une chanson comme « Petrouchka » est quand même assez osée !

Yanowski : il y a une phrase de Nietzsche qui me plaît beaucoup : « le christianisme a fait boire du poison à Éros : il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ». D’abord, il y a mon éducation : j’ai vécu toute mon enfance avec un grand-père anarchiste espagnol anticlérical, qui insultait régulièrement le Pape à la télévision. Pourquoi ? Il ne faut pas donner une justification, mais une explication : à l’époque de Franco, les curés profitaient de la confession pour dénoncer Communistes, Républicains… Mon grand-père a été exilé à cause de ce type de dénonciation. Au-delà de l’imprégnation familiale, je suis parti très clairement de deux choses : je sépare la parole mystique du Christ, son invitation, qui résonne en moi et à laquelle je crois – sans que j’aspire pour autant à un Dieu transcendant, car je ne crois pas qu’il y ait un ordre derrière les phénomènes – de l’Institution mafieuse, criminelle, qu’est le Vatican. Je n’arrive toujours pas à comprendre aujourd’hui, quand je vois ces foules se prosterner devant un type qui a été réélu pour des raisons marketing et commerciales, qu’on arrive encore à croire à ça ! Cela, je souhaite le dénoncer, car c’est vraiment l’une des plus grandes supercheries du XXIème siècle. Et je sais en même temps que je ne vais pas froisser les vrais Chrétiens en chantant ce que je chante. J’ai été beaucoup plus virulent dans les autres spectacles – « La véritable Histoire du Christianisme » est volontairement un pamphlet, je le revendique –, là, dans « Petrouchka », je fais un rapprochement entre Éros, la sexualité, et la vision christique, mais c’est quelque chose que l’on trouve chez les grands peintres de la Renaissance : on voit des Vierges se prosterner devant le sabre du Christ, je n’ai rien inventé du tout, ça fait partie de notre culture ! Étonnamment, je n’ai pas l’impression d’être blasphémateur quand je dis « j’ai vu Dieu dans ton cul », je rapproche encore une fois le sentiment christique, la passion christique, de celle d’Éros, mais, encore une fois, Freud l’a dit bien avant moi. Ca fait cent ans, maintenant ! Passons à autre chose ! (rires)

MarCel : on a beaucoup parlé de la musique, de l’écriture, mais dans vos spectacles, il y a aussi un vrai travail visuel, sur la gestuelle, la mise en scène, la lumière, comment travaillez-vous cette partie-là, de quoi vous inspirez-vous ?

Yanowski : comme je le disais, j’écris déjà en faisant les gestes, ou parfois je fais des gestes qui m’invitent à l’écriture, donc j’écris avec ce corps mouvant. Ensuite, dans ce chaos de gestes, j’en retiens certains. Je ne les sélectionne pas face au miroir, mais parce qu’ils me semblent justes au moment où je les fais. En fait, c’est le corps qui me dicte que c’est juste, je ne pourrais pas expliquer pourquoi. C’est le corps qui me dit « là ça crée une énergie, là ça n’en crée pas », et souvent, quand on est dans la création d’un spectacle, il y a des moments de trou, on n’a pas encore trouvé la juste position des corps. D’ailleurs sur ce spectacle, je sais que j’ai encore besoin de le tourner deux-trois semaines, pour vraiment sentir que le corps y est complètement, je n’ai pas encore trouvé toutes les formules gestuelles. Il y a des formules gestuelles comme il y a des formules verbales.

MarCel : donc c’est très instinctif, intuitif, et même intime ; vous ne vous inspirez pas de techniques, de travaux d’autres personnes…

Yanowski : ah non, pas du tout. Sur Vagabonds des Mers, si, le metteur en scène, Sarkis Tcheumlekdjian, qui a travaillé avec le kabuki, le nô, le mime Marceau, m’a vraiment enseigné – car je ne savais pas, je n’avais jamais vraiment « joué » sur scène – des codes très particuliers que j’ai gardés, qu’il m’a fait incorporer comme un ostéopathe. Et ça a vraiment été une grande transmission que celle de ce metteur en scène lyonnais, qui travaille beaucoup les contes. En ce qui concerne l’expressionnisme, il n’y a pas d’école, c’est tel que je le sens et après je sculpte dedans.

MarCel : nous avons lu quelque part que vous n’étiez pas cinéphile, vous ne vous êtes donc pas du tout inspiré du cinéma expressionniste allemand, même pour le Cirque des Mirages ?

Yanowski : je crois que mes propos ont été un petit peu détournés. Disons que je puise plus dans la littérature que dans le cinéma, parce qu’il y a une suggestion dans la littérature qui me plaît plus. Les choses me sont moins données d’office et j’aime bien avoir cette part de créativité. Mais je vais au cinéma et je me suis un peu intéressé au cinéma expressionniste, surtout avec le Cirque des Mirages. J’ai toujours un peu l’impression d’être en cheminement entre le cabaret expressionniste et le music-hall français ou la chanson française. On va dire que, dans le Cirque des Mirages, le curseur était plus vers le cabaret expressionniste et qu’avec La Passe Interdite, un glissement se fait, plus vers le music-hall, une tradition à laquelle j’appartiens, que je revendique et qui n’est pas une envie nostalgique de faire resurgir quelque chose du passé, mais qui est une continuité. Je me pose souvent la question : pourquoi à un certain moment, alors qu’on avait cette énorme tradition qui remonte aux trouvères, qui va du Chat Noir jusqu’à la fin des années 60-70 avec Les Trois Baudets, avec des personnalités comme Philippe Clay, évidemment Gainsbourg, Barbara, Brel, Ferré… cette tradition s’est-elle arrêtée ? Parce l’industrie du disque, parce qu’on a fait de la chanson française sur de la pop anglaise… Ce n’est pas un jugement de valeur, ce qu’il y a c’est que, dans le paysage, je trouve que cette tradition manque. Nombre de personnes, de spécialistes du marketing qui dirigent aujourd’hui les maisons de disques veulent nous faire croire que ce type de spectacle ne plaît pas aux gens et je me rends compte, moi, puisque j’en fais l’expérience en tournée, que ce n’est pas vrai. Quels que soient les endroits de France, ou même en Europe ou au Canada, je rencontre des personnes, de sept jusqu’à quatre-vingts ans, qui aiment ce type de chansons-là. Il est dommage que ces personnes qui font du marketing et ne veulent pas prendre de risques continuent à penser que ça ne marche pas. En vérité, ça plaît ! Parce qu’aujourd’hui, il y a une envie d’authenticité. On est tellement perdu dans ce brouhaha infernal des médias et des supports médiatiques qu’on a envie de toucher à quelque chose d’authentique !

MarCel : c’est vrai, à première vue, en entendant « cabaret », « XIXème siècle », « expressionnisme », on pourrait penser – à tort ! – qu’il s’agit de reconstitutions nostalgiques. En fait pas du tout ! En son temps, Baudelaire avait inventé le modernisme, le cabaret était le théâtre de la satire sociale, voire de l’avant-garde… Aujourd’hui, vous pensez que nous sommes dans une époque qui appelle ce genre de spectacle, finalement bien plus moderne que ce qu’on pourrait imaginer ?

Yanowski : je reprends le mot de Rimbaud : « je me sens absolument moderne » ! Déjà parce que je suis un homme de mon temps, qui m’intéresse à l’actualité… Je n’ai pas l’impression de faire quelque chose de passéiste. Mais effectivement, il y a un retour, ou en tout cas un effet miroir avec l’expressionnisme qui est né en Allemagne au début du XXème siècle. C’est-à-dire l’expression d’un individu qui, au milieu de l’industrialisation massive, ne se retrouve plus. C’est Le Cri de Munch. Et cet individu pousse un cri au milieu de cet environnement étouffant. Aujourd’hui, ça n’a pas changé, il subsiste toujours cette impulsion écrasante derrière – bien que, évidemment, les murs aient été soigneusement recouverts de publicité, qu’on nous promette un monde meilleur par la société du loisir, du progrès. Il y a toujours cette sensation qu’on est pris dans une sorte de machine gigantesque, qui nous invite à travailler pour la société de consommation et à consommer pour travailler, dans un cercle infernal. D’où le cri, qui peut surgir de tout ça.

MarCel : vous êtes un homme de votre temps, d’accord. Qui sont les artistes contemporains qui vous inspirent voire avec qui vous aimeriez collaborer ?

Yanowski : collaborer, je ne sais pas. On peut aimer certains artistes, mais finalement on ne trouve pas de points d’accroche… Parlons d’abord de ce que j’écoute… le flamenco et la musique d’Inde du Nord. J’ai joué du sitar avec des maîtres de musique et c’est peut-être ce que j’écoute le plus chez moi. Mais je ne vois pas comment je pourrais faire un lien avec la musique d’Inde du Nord aujourd’hui, ça me semble un peu tiré par les cheveux, ça n’aurait pas beaucoup de sens !

MarCel : peut-être comme pour Vagabonds des Mers, une espèce de voyage ?…

Yanowski : oui, j’y pense, j’y pense ! Je pense à un spectacle avec tabla et flûte bansuri, mais il faut que ça se mette en place. Sinon, j’ai beaucoup d’admiration aujourd’hui pour la chanteuse espagnole Concha Buika : j’aime cette voix rocailleuse, j’aime ces choses qui viennent vraiment du fond de l’être, qui vous touchent… J’ai du mal à aimer les choses quand elles ne touchent pas à l’essentiel, quand il n’y a pas un dévoilement qui se met en place. Après je peux m’amuser à danser sur du Snoop Dogg, mais je fais la part des choses, on n’est pas dans le même registre ! J’aime les toiles de Fabienne Verdier qui font penser à des Mark Rothko géants, une peintre qui a appris la calligraphie chinoise avec des grands maîtres en Chine et qui fait des toiles immenses de calligraphie, avec toujours cette circularité. Ses toiles sont abyssales, vous aspirent. En littérature, j’admire un auteur, que je vous conseille, qui s’appelle Claude-Louis Combet. Il a écrit un roman, Blesse, ronce noire, qui raconte l’amour incestueux entre Georg Trakl, le poète allemand, et sa sœur, et c’est d’une beauté et d’un lyrisme absolus ! Je veux bien mourir en lisant ce recueil ! J’aimerais bien le rencontrer, ce Claude-Louis Combet, qui est aussi prof de philo, je crois, et s’intéresse beaucoup aux mythes. Il raconte des histoires qui sont des mythes. C’est toujours très érotique, toujours à la limite de l’interdit. Et puis, pour finir, je lance un appel d’offres : je suis en voie de créer un album de ce tour de chant, avec une dizaine de chansons en plus, plus de grands poèmes symphoniques, et je m’apprête à l’enregistrer avec un orchestre symphonique et je cherche des financements un peu partout car ça coûte très cher !

MarCel : l’appel est lancé. Et justement, pour boucler la boucle (vous qui êtes hanté par la circularité), vous avez des projets avec Fred Parker et le Cirque des Mirages ?

Yanowski : oui ! Plusieurs ! Le problème n’est pas tant d’avoir des projets que d’en choisir un et de s’y tenir ! Le Vagabonds des Mers faisait partie d’une trilogie, on est peut-être en voie de créer le prochain Vagabonds des Mers. Mais, en même temps, on aurait envie de faire un Don Quichotte et Sancho (évidemment je ferais Don Quichotte et Fred ferait Sancho), mais ça demanderait d’écrire le texte et donc, d’en avoir le temps. Et puis on a envie aussi de faire une espèce de grand album trip hop / rock / jazz, qui serait aussi des histoires, mais avec une projection derrière. Fred a déjà arrangé plusieurs de ces titres-là, parmi lesquels un duo avec Arthur H qui s’appelle « la Porte de l’Inconnu ». La question est : qu’est-ce qu’on va faire en premier ???

MarCel : merci beaucoup Yanowski. On vous laisse le mot de la fin ?

Yanowski : j’ai envie de vous dire cette belle phrase de René Char : « la lucidité est la blessure la plus proche du soleil ».

VIDÉO BONUS (tournée dans une sombre ruelle très cirquedesmiragesque) :

Pour en savoir plus :

  • La Passe Interdite avec Cyril Garac (violon) et Samuel Parent (piano) – prochaines dates 2014 :
    – 14/02 BEAUNE (21) Théâtre municipal
    – 15/02 LIGNIÈRES (18) Les Bains Douches
    – 21/02 VENDENHEIM (67) Espace Culturel
    – 07/03 TREMBLAY-EN-FRANCE (93) Scène Jean Roger Caussimon
    – 18/03 MONTPELLIER (34) Domaine d’O
    – …/…
  • Plus d’infos sur la page Facebook de Yanowski et sur le site d’avril en septembre

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4 réflexions sur « Le monde en nous rencontre… Yanowski »

  1. Bravo. Très bon travail!!
    « L’éclair-de-côté-que-coulait-votre-oeil » Il est génial et exceptionnel!!!
    Tiens, je suis certain qu’il est synesthèse lui…

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