16 avril 2024

Revoir « Memories of Murder », de Bong Joon-ho

Memories of Murder, le puissant polar de Bong Joon-Ho, est ressorti en salles en version restaurée (4K) ce mercredi. L’occasion de revenir sur ce chef d’oeuvre, que j’avais eu la chance de voir en avant-première en 2003, en vous livrant mon avis de l’époque – à peine actualisé. 

Corée, 1986 : alors qu’au loin sourdent les tensions politiques, un mystérieux serial killer – le premier de l’Histoire de Corée – sème la terreur dans un petit village reculé, en violant et tuant des femmes de façon sordide. L’enquête, menée par un inspecteur incompétent et son collègue brutal, piétine désespérément, malgré l’arrestation d’un premier suspect trop idéal. Un jeune inspecteur, aux méthodes radicalement différentes mais tout aussi inexpérimenté, est envoyé en renfort de Séoul. Cette collaboration contrainte crée des tensions qui nuisent à la progression de l’enquête. Et tandis que les policiers explorent toutes les pistes et exploitent tous les indices qu’ils trouvent, les meurtres continuent inexorablement.

Avec ce polar triste et gris comme la pluie qui annonce les crimes, Bong Joon-ho renouvelle brillamment les codes du genre. Si le film débute dans la cocasserie de façon un peu complaisante, avec des personnages très typés (l’inspecteur Park semble un cousin éloigné des personnages incarnés par le Japonais Kitano, à la fois bourru et burlesque), l’humour omniprésent se teinte d’angoisse lorsque la violence fait brusquement irruption à l’écran. La scène nocturne de la première agression montrée, dans la campagne déserte battue par la pluie, fait froid dans le dos.

Memories of Murder, Bong Joon-Ho (affiche 2017)

Pour autant, la terreur ne naît pas seulement de l’horreur des meurtres perpétrés, mais également du décalage entre la désuétude des méthodes employées pour trouver l’assassin et l’habileté implacable de ce dernier. Le film montre, non sans drôlerie, l’effroyable impuissance (et incompétence) de la police répressive de l’époque : incapacité de protéger les lieux des crimes, pressions (tortures) intolérables sur chaque suspect appréhendé, inexistence de l’analyse d’ADN, amalgame désespéré de techniques (recours à des rites chamans)…

Bong Joon-ho joue d’ailleurs des décalages à plusieurs niveaux : opposition entre le quotidien morne des flics et les éclats fulgurants de violence ou d’action (magnifique course poursuite en pleine nuit, qui se termine sur un chantier où grouillent des centaines de travailleurs), écart entre l’archaïsme de la société rurale et la modernité naissante (symbolisés par les paysages majestueux de campagne perdue et les constructions industrielles imposantes), décalage entre la douceur de la musique écoutée par le tueur (également la douceur du visage du dernier suspect) et barbarie des meurtres, mélange troublant de comique (virant à l’absurde) et de tragique (la fin est remarquable)… Ces antagonismes donnent au film une profondeur inattendue, loin du « déja-vu » horrifique des thrillers américains de l’époque qui épuisaient jusqu’à plus soif le filon du culte Seven (1995) de David Fincher. Quatre ans après Memories of Murder sortait d’ailleurs Zodiac du même Fincher (son meilleur film selon moi), qui n’était pas sans le rappeler. À croire qu’il s’était inspiré de son homologue coréen !

Si l’on connaît l’issue du fait divers dont est tiré le scénario, on apprécie d’autant plus l’atmosphère de fatalité opaque qui pèse sur le film, sans que cela nuise à son suspense. Plus l’enquête progresse et plus la vérité se dérobe, affectant le comportement des protagonistes. L’interprétation des acteurs, sobre et juste, est bouleversante d’humanité. Par sa mise en scène simple et maîtrisée, exempte d’effets bidons mais riche en détails (ce qui se passe au second plan est parfois intrigant), Bong Joon-ho réussit là un film drôle et poignant, cruel et humain, beau et profond, qui hante, après sa vision, comme un cauchemar bruineux. En un mot magistral. Comme le reste de ses films (The Host, Mother…), à voir absolument avant Okja, qu’on espère découvrir ailleurs que sur Netflix.

Pour en savoir plus :

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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Une réflexion sur « Revoir « Memories of Murder », de Bong Joon-ho »

  1. J’avais vu le film à sa sortie et l’avais trouvé impressionnant. Ton commentaire le fait bien ressurgir dans ma mèmoire ! Par la suite, j’ai vu tous les films de Bong Joon-Ho (et j’espère bien qu »Okja », son dernier, sera visible autrement que sur Netflix, en effet), mais « Memories of murder » fut fondateur, et je compte bien retourner le voir ces jours-ci, pour boucler la boucle 🙂

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