29 mars 2024

« Les Particules élémentaires »… Julien Gosselin adapte Michel Houellebecq

Depuis le 9 octobre et jusqu’au 14 novembre, les Ateliers Berthier (Odéon – Théâtre de l’Europe) accueillent la Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur dans une adaptation fidèle et bouleversante de Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Nous y sommes allés, et c’est les jambes chancelantes que nous en sommes sortis. 

Souvent, on parle des livres qu’il faudrait lire. Il est moins fréquent de parler de ceux qu’il faudrait écrire. L’un de ces livres qui devaient être écrits à la fin du XXème siècle est sans doute Les Particules élémentaires. Quand Julien Gosselin a décidé d’adapter une œuvre littéraire de Houellebecq, il a choisi celle qui porte le regard le plus général, celle où l’on trouve tous les thèmes déterminants de l’univers de l’écrivain, celle qui explore avec le plus d’acuité, celle qui est à la fois diagnostic et symptôme.

Michel Houellebecq porte son regard sur ce que la société contemporaine a de plus pitoyable et consigne la nécrologie de cette civilisation. Les deux héros, les demi-frères Michel et Bruno, sont des contemporains typiques, des monades. Si l’homme des siècles passés avait l’intention de se retrouver seul avec Dieu, les hommes comme Michel et Bruno ont réussi à se retrouver seuls dans les grandes villes. Ils sont entourés de gens mais vivent dans l’isolement d’un néant meublé. Ainsi, leur principale défaite est la solitude.

"Les particules élémentaires" © Simon Gosselin

Bruno est un consommateur fidèle de la pornographie et de tous les groupuscules ou sectes qui représentent un éloignement de la société réelle ; il les fréquente car ils essaient de fonctionner avec leurs propres règles, apparemment plus ouvertes et amicales, mais qui finalement suivent aussi les paramètres du marché. Michel, de son côté, est complètement voué à son travail scientifique, froid et inhumain ; pour lui, la recherche remplace la vie, et les mystères et plaisirs de cette dernière lui restent inconnus.

Leur problème, c’est qu’ils n’ont rien reçu et par conséquent, ils ne savent pas donner. Ils sont frustrés parce qu’ils ont raté le premier don, celui de l’amour maternel ; après cela, ils se sont convaincus qu’ils n’étaient pas aimables… Le monde, pour Michel et Bruno, est inévitable mais il n’est pas souhaitable. Ils sont déshérités, sans mission, sans un message à transmettre. Ils sont des particules libres qui se reforment en vain à la recherche d’un centre, d’un sens.

Julien Gosselin se montre très fidèle au texte. Il en fait une lecture attentive et explore la richesse des différents registres d’écriture de Houellebecq : le discours sociobiologique, la poésie, la science fiction, le récit à la troisième personne… Le rythme de la pièce est irréprochable et s’appuie sur plusieurs outils (la musique, la vidéo, le monologue…) pour exalter et représenter certains passages, comme l’accident de Christiane dans une boîte échangiste, la périodisation des années postérieures à mai 68, le « Tribute to Charles Manson », et bien évidemment cette fin puissante, mettant en avant ces post-humains qui rendent hommage à une humanité « douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour. »

« Les particules élémentaires » © Simon Gosselin

C’est une pièce sans décor, comme on pourrait le dire du roman. L’accent et la lumière sont mis sur ce que ressentent les personnages, et Gosselin les fait passer, physiquement, au centre de l’espace pour exposer leur situation. On voit même un Houellebecq (Denis Eyriey) qui se balade parmi ses créatures, qui regarde la plupart du temps mais qui intervient aussi ; voilà une des grandes réussites de Gosselin : noter que Houellebecq n’est jamais supérieur à ses personnages, que même s’il a la distance de l’analyse, il fait partie de la même réalité.

La pièce dure plus de 3h, mais jamais cela ne paraît excessif. Au contraire, elles sont parfaitement ponctuées par les remarquables performances d’une dizaine d’acteurs, parmi lesquels il convient de noter le travail d’Antoine Ferron (Michel Djerzinski), Alexandre Lecroc (Bruno), surtout dans la deuxième partie de la pièce, et tout particulièrement l’exceptionnelle Victoria Quesnel qui incarne une très bouleversante Annabelle.

« Les particules élémentaires » © Simon Gosselin

Tout comme Michel Houellebecq, Julien Gosselin met l’accent sur le parallèle entre le libéralisme économique et le libéralisme sexuel, qui révèle que la loi de l’offre et la demande produit les mêmes effets : la division de la société en gagnants et perdants, et donc l’appauvrissement des perdants.

Précisément, dans le projet de Michel Djerzinski, plutôt qu’une improbable réalisation de soi, il propose une réorganisation biologique complète. Tout a commencé un après-midi de juillet quand le petit Michel était dans le jardin de sa grand-mère et qu’il s’était rendu compte que les bases chimiques de la vie auraient pu être complètement différentes. Au fil des années, il a pris conscience qu’il était déjà trop tard pour essayer de recomposer la société. Pour lui, la solution était la création d’une nouvelle société, une société qui ne partagerait plus les règles ni les principes d’avant. Mais, pour que cela fonctionne, le plus important est de remplacer les individus dans leur essence, de sorte que le changement ne soit pas économique, politique ou mental, mais génétique.

Le résultat de sa recherche, au fil des années, est une génération de post-humains, immortels et asexués, qui vivent heureux, qui ont dépassé l’égoïsme, la cruauté et la colère. Ils connaissent encore la musique et les arts, ainsi que la science, mais ils ont laissé derrière eux les grandes questions philosophiques, trop lourdes pour les hommes et peut-être aussi pour eux.

La pièce (le roman) présente des hommes en crise avec les thèmes que nous avons l’habitude de qualifier d’existentiels et qui sont en fait les plus quotidiens : la solitude, l’amour et ses contradictions, le déracinement d’une société répulsive qui a fini par devenir étrangère, et l’impossibilité de se pacifier avec le monde, d’être bon.

Dans cet horizon tragique, Bruno et Michel sont à la dérive. Ils sont perdus. Ils sont témoins du vide spirituel, du manque d’amour, d’affection et de solidarité. Dans ce monde, la transcendance n’existe plus et l’homme est tout seul pour affronter ses problèmes. Il n’y a plus aucune dimension additionnelle qu’elle soit divine ou d’un autre type. Dans l’immanence, il n’y a aucune force qui met de l’ordre ou contrôle l’avenir. Ainsi, face aux tribulations de l’homme, il y a seulement, comme le dit Leibniz, « le devenir continu d’un océan ».

Pour en savoir plus :

Carlos

Docteur en Histoire et Sémiologie du Texte et de l’Image de l’Université de Paris, mes recherches et publications portent sur la littérature comparée contemporaine et le cinéma, principalement dans une perspective posthumaniste, ainsi que sur la littérature et le cinéma en Amérique latine et en Espagne. Chercheur associé au Cerilac (Université de Paris), j'ai fondé l’association Image et Parole à travers laquelle je programme des films au cinéma Grand Action (Paris 5e).

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