28 mars 2024

Toshiki Okada : récits d’un Japon bouleversé

La maison de la culture du Japon à Paris est un endroit où nous aimons nous rendre, malgré les nombreuses stations de métro qu’il nous faut traverser pour l’atteindre enfin. Chaque fois, nous honorons un rendez-vous avec la finesse et l’intelligence, et opérons une plongée dans la culture japonaise, décidément surprenante et terriblement séduisante.

Ainsi, nous nous sommes rendus à la dernière représentation d’un spectacle au titre, avouons-le, mystérieux : Super Premium Soft Double Vanilla Rich. Création du metteur en scène Toshiki Okada – qui était cette année l’invité du Festival d’Automne de la Ville de Paris -, la pièce nous fait partager pendant plus d’une heure le quotidien des employés et des clients d’un « Konbini », supermarché ouvert 24h/24 et que l’on peut trouver à tous les coins de rue des métropoles japonaises. Comme sous un microscope, c’est la société japonaise, l’hyper-consommation, les dérives du capitalisme, l’obsession de la hiérarchie, l’individualisme poussé à l’extrême que Toshiki Okada met en scène avec une justesse impressionnante. Sept personnages (clients, employés, gérant, responsable commercial) arpentent l’intérieur du konbini en y déployant leurs névroses, leurs attentes, leurs peurs. Et l’on voit là la tristesse et l’absurdité d’une société bouleversée, coincée entre modernité et tradition, et dont certains des drames résident dans la disparition du pot de glace préféré ou les défaillances d’une caisse enregistreuse.

Super Premium Soft Double Vanilla Rich n’est pas qu’une pièce de théâtre. C’est une pièce de « théâtre dansé », où chaque scène est aussi une chorégraphie s’appuyant sur les notes du Clavier bien tempéré de Bach, transformé pour l’occasion en musique de fond, bas de gamme, camouflant simplement le silence qui accompagne sans aucun doute la tristesse des employés à l’optimisme de façade, et des clients feignant d’assumer une indépendance qui n’est rien d’autre que de la solitude. Les corps bougent alors, en un langage scénique névrotique qui accompagne des échanges entre humains déshumanisés.

Avec cette création, Toshiki Okada, s’appuyant sur sa brillante compagnie cheltfisch, poursuit sa réflexion autour du travail et de la liberté, amorcée déjà avec Free Time (2008) et prolongée avec la trilogie Hot Pepper, Air Conditioner and the Farewell Speech (2010). Mais surtout, il met en scène une société japonaise en permanente mutation, et dont les individus accompagnent le mouvement autant qu’ils lui résistent.

*

Profitant de cette merveilleuse découverte faite à la Maison de la Culture du Japon de Paris, nous avons écouté notre curiosité et pris le métro quelques jours plus tard pour nous rendre au Centre d’Animation du Point du Jour, pour assister à une adaptation d’un autre texte de Toshiki Okada, Cinq jours en mars. Sept comédiens de la Compagnie des Lucioles se sont talentueusement approprié cette histoire bouleversante : en mars 2003, deux jeunes issus de la « génération Y » japonaise se rencontrent dans un concert rock à Tokyo.

Pendant cinq jours, ils s’enferment dans un « love hotel » du quartier animé de Shibuya pour faire l’amour. Comme une parenthèse enchantée ou un voyage improvisé, ils ne vivent que pour eux et par eux pendant les quelques heures qu’ils se sont accordées, avec, dans un coin de leur tête, la fin programmée de leur histoire. Chacun leur tour, les personnages racontent ce couple éphémère. Chacun avec ses propres mots, ses angoisses, ses attentes. Autant d’interprétations d’une rencontre symbole de l’accélération du temps et de l’enchaînement compulsif des expériences, mais aussi du besoin impérieux de s’extraire, même peu de temps, du chaos ambiant.

Ces deux pièces, sans aucune concession et portées par des comédiens véritablement habités, témoignent du regard tant critique qu’affectueux de Toshiki Okada sur son pays. Plusieurs fois primé pour ses créations*, il dresse un portrait acerbe du Japon piégé dans une course à la modernité et à l’individualisme, au sein duquel les relations humaines résistent tant bien que mal, empreintes d’une forme de beauté du dernier jour.

*Prix de Toshiki Okada :

  • Five Days in March remporte le prestigieux 49ème prix Kishida Kunio
  • En 2005, Okada participe au prix Toyota de la chorégraphie avec son spectacle Air Conditioner (Cooler) 
  • En 2007, il se voit attribuer le prix Kenzaburō Ōe pour le recueil de nouvelles Watashitachi ni Yurusareta Tokubetsu na Jikan no Owari (The End of the Special Time We Were Allowed))

Pour en savoir plus :

Marie

J'aime prendre le train, lire et marcher en même temps, manger des gâteaux chinois au soja achetés dans un magasin douteux de Belleville, cueillir des mûres, lire des histoires de princesse à mes princesses, lire des histoires de prince à mon prince, zoner dans les boutiques de musée, dénicher des aimants de frigos ringards à la fin des voyages, écouter Glenn Gould et Nigel Kennedy, faire du vélo en jupe avec le vent de face…

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