18 avril 2024

« L’a-démocratie » : la trilogie citoyenne de Nicolas Lambert

Jusqu’à fin décembre, le Théâtre de Belleville (Paris 19e) propose une trilogie théâtrale « documentaire » passionnante à plus d’un titre. Sur le fond, d’abord, puisque L’a-démocratie, écrite, mise en scène et interprétée par Nicolas Lambert, questionne notre Ve République à travers trois grands sujets hexagonaux pas toujours très clairement liés dans notre esprit : le pétrole, le nucléaire et l’armement. De par son processus de création, ensuite, puisque l’auteur a passé… 15 ans à se documenter, récolter et agencer la matière de ses textes, à savoir les propos exacts de plusieurs protagonistes impliqués ! Dans sa forme, enfin, parce que, oulipien, il a également construit ses trois pièces selon des contraintes qui font de l’ensemble une œuvre structurée avec cohérence et réflexion. Trois soirées pour apprendre, comprendre et s’interroger sur notre propre implication citoyenne.

Bleu pétrole : Elf, la pompe Afrique ; blanc nucléaire : Avenir radieux, une fission française ; rouge armement : Le Maniement des larmes : soit les trois mamelles un peu pourries de notre République. Trois domaines régaliens (ressortant du pouvoir exclusif du Président de la République) intimement liés au financement occulte de la vie politique française. Le programme, ainsi énoncé, pourrait paraître un peu chargé ou rébarbatif – d’autant plus que l’horaire n’aide guère à se motiver (21h15 et 2h de spectacle chaque soir, tout de même). Il n’en est rien, tant les sujets sont portés avec rigueur et vigueur par Nicolas Lambert, quasiment seul en scène, avec l’ambition de faire rire autant que réfléchir.

Elf, la pompe Afrique

Elf, la pompe Afrique, le premier spectacle, a été créé il y a déjà une quinzaine d’années à partir du procès de l’affaire Elf, tentaculaire et complexe scandale politico-financier impliquant les plus hautes sphères du pays – dont, bien sûr, l’exécutif.

Pendant quatre mois, en 2003, Nicolas Lambert assiste, aux côtés de journalistes, aux audiences qui dévoilent les dessous peu glorieux de notre politique néocolonialiste en Afrique pour garder la mainmise sur le pétrole (la Françafrique) via l’entreprise publique, qui joue un rôle parallèle de renseignement et diplomatie – à coups de corruption, trafics d’influence, rétrocommissions, etc.

Après avoir retranscrit mot pour mot les questions du tribunal et les réponses, parfois surréalistes, de trois des principaux prévenus : Loïk Le Floch-Prigent, Alfred Sirven et André Tarallo, trio de dirigeants d’Elf, et André Guelfi, homme d’affaires et intermédiaire, il a condensé en 2 heures les déclarations et les non-dits les plus saillants. Passant avec facilité d’un personnage à l’autre, devant ou derrière la barre (le baril), au gré de propos réels, arrogants, cyniques, parfois empreints d’une certaine forme de « naïveté », le comédien-caméléon nous invite à nous pencher sur des systèmes d’État souterrains permettant à certains « représentants du peuple » de s’en mettre plein les poches, sur le dos de nos anciennes colonies. On rit jaune, entre tournis et nausée.

Au terme du procès, les peines prononcées ne seront quasiment pas appliquées et Elf disparaîtra, tranquillement engloutie par Total. Jusqu’ici, tout va bien…


Avenir radieux, une fission française

Le deuxième volet, Avenir radieux, une fission française, sur l’histoire de la politique nucléaire française, m’a encore plus intéressée. La satire, un tantinet caricaturale (à mes yeux) du premier, y est moins appuyée, et les quelques longueurs dues à la langue de bois continuelle des précédents personnages sont ici effacées par la pluralité des situations, des sources et des discours.

De réunions-débats quasi-désertes sur la construction d’un EPR (réacteur nucléaire à eau pressurisée de troisième génération) à Penly, en discours officiels (chefs d’État, EDF), en passant par des extraits d’une interview de Pierre Guillaumat, agent des renseignements, ministre gaullien, administrateur du CEA (Commissariat à l’énergie atomique), « père » de la bombe atomique française et de notre politique énergétique – personnage de l’ombre des trois spectacles -, Nicolas Lambert retrace brillamment trois quarts de siècle de nucléaire français.

Mêlant lieux et dates, incarnant avec une énergie – oserais-je dire atomique ? – plus de 20 personnages, il crée ici sa mise en scène la plus réussie, passant de l’ombre (excellent en Guillaumat) à la lumière, de la scène au public, dialoguant avec la musique, composée et jouée sur un violoncelle électrique unique. Sur une toile s’affichent les visages de tous les présidents de la Ve République ayant chacun apporté sa pierre aux constructions de centrales, en vue de « l’indépendance énergétique » (avec, quelle ironie, des réacteurs… américains !).

Aujourd’hui, la France est le pays le plus nucléarisé au regard de sa population : sur les 450 réacteurs de la planète, elle en compte à elle seule 58 sur son territoire. À quoi servent donc réellement ces centaines de réacteurs qui ne produisent que… 4 % (!) de l’énergie mondiale ? Quelle est la réalité du traitement des déchets nucléaires ? de la sécurité de ceux qui travaillent sur les sites et des habitants des villes par lesquelles passent les camions remplis de ces déchets ? Que se passerait-il vraiment en cas d’accident majeur ? Pourquoi le nucléaire civil est-il classé « secret défense » ? Quels liens secrets avec les attentats qui ponctuent la vie politique française ? (Coucou l’Iran !)

Une nouvelle fois, à partir de propos réellement tenus, Nicolas Lambert, sans asséner de vérité définitive, nous dévoile les enjeux complexes cachés derrière le sujet, les liens entre nucléaire civil et militaire, et nous donne envie d’en savoir plus sur le bien-fondé de cette solution prétendument « propre ».


Le Maniement des larmes

Le dernier volet, Le Maniement des larmes, s’intéresse quant à lui au complexe militaro-industriel – qui dirige les plus grands groupes de presse et médias – et au marché de l’armement français (la France est le 3e exportateur d’armes au monde). Troisième sujet sensible que « notre » stratégie militaire, qui échappe totalement au peuple, mais dont le peuple doit parfois répondre… et à quel prix (attentats) !

Ayant enchaîné les trois spectacles, j’avoue que, le dernier soir, j’étais plus fatiguée et j’ai eu parfois un peu de mal à comprendre les liens qui unissent tous les faits dont il est question : attentats (j’ignorais qu’il y en avait eu autant dans les années 80 !), financement des campagnes présidentielles d’Édouard Balladur et Nicolas Sarkozy, écoutes de conversations entre Thierry Gaubert (conseiller de Sarkozy) et Ziad Takkiedine (intermédiaire), assassinat de Kadhafi, libération des infirmières bulgares… Il faut être en forme et en éveil pour s’accrocher à ce patchwork de propos (écoutes téléphoniques, procès verbaux, discours, extraits de livres…) réorganisés sur un rythme soutenu. On comprend qu’il s’agit (encore !) de financements illégaux de campagnes via des rétrocommissions issues du marché de l’armement et du nucléaire. Et que droite comme gauche suivent finalement les mêmes grandes lignes directrices.

Malgré mon esprit pataugeant encore de façon un peu confuse entre le pétrole et le nucléaire, j’ai particulièrement aimé cette dernière partie, à l’ambiance de film d’espionnage, qui m’a semblé la plus « humaine », notamment à travers la trajectoire « tragi-comique » de la famille Gaubert.

Détail amusant, les trois pièces font 2 000 mots, durent 2 heures et proposent une progression, tant dans la complexité des sujets abordés, que dans leur traitement. Du seul en scène, on passe au duo puis au trio avec, pour le dernier volet, une mise en lumière des coulisses assez symbolique : non, ce n’est pas une chambre d’écoute que l’on voit sur scène, mais la régie ! C’est les dessous de notre système démocratique que Nicolas Lambert entend dévoiler. Ainsi, ces trois soirs costauds, en termes de contenu, sont tous différents et permettent, avec humour et une mise en scène réinventée, de nous interroger sur certains domaines laissés à la discrétion de l’exécutif, au nom de la « grandeur de la France » – et au bénéfice, finalement, d’un petit nombre. Plus largement, ils remettent aussi en question la pertinence de notre constitution, créée au lendemain d’un coup d’État militaire, dans une visée somme toute impérialiste, et la place du complexe militaro-industriel dans notre pays.

Bien sûr, la politique a toujours drainé son lot de secrets inavouables, de silences, de censure, de complots, de machinations, manipulations… et de valises. Pourtant, à bien y réfléchir, certains sujets sensibles, aux conséquences lourdes (guerres, catastrophes écologiques…), nous concernent tous. Avec cette trilogie résolument engagée, Nicolas Lambert interroge plus qu’il ne dénonce notre démocratie actuelle et, quelque part, notre inertie face à des enjeux dont on pense trop rapidement (et facilement ?) qu’ils nous dépassent. En nous incitant à nous informer, il nous encourage à reprendre en main notre rôle de citoyen·ne.


Bonus vidéo : merci à Nicolas Lambert d’avoir bien voulu répondre à nos questions !

NB : en raison de la sensibilité des sujets abordés (et du nombre de noms cités), ces spectacles indépendants ont parfois un peu de mal à tourner. N’hésitez pas à aller vous faire une idée de leur contenu par vous-même pour les soutenir !

Photos © Un Pas de Côté

Pour en savoir plus :

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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