Tout s’est bien passé, Emmanuèle Bernheim
Et si c’était moi ? En refermant Tout s’est bien passé d’Emmanuèle Bernheim, on est inévitablement habité par un doute : celui de savoir quelle serait notre propre attitude si, comme l’auteur, nous devions faire face à cette dernière mais terrible volonté. En quelques 200 pages, Emmanuèle Bernheim fait le récit des derniers mois de sa vie avec son père. Un père hyperactif, cultivé, connu de tous. Un père fort, imposant, leader. Un père survivant, combatif, insubmersible.
« Il s’est toujours remis de tout : d’une maladie nosocomiale qui, après son triple pontage, l’a conduit des semaines en réanimation, d’une ablation de la rate, d’une pleurésie, d’une embolie pulmonaire, et même d’une agression à coups de crosse de revolver qui le laissa toute une nuit gisant sur une route déserte, le crâne fracassé. »
L’histoire d’Emmanuèle Bernheim, c’est celle d’un père et de ses deux filles, celle d’un dernier pacte, d’un ultime don d’amour. Alors que l’on s’attend – ou plutôt je m’attends, par erreur peut-être – à des pages sur lesquelles on laisse couler nos larmes, incapables que nous sommes de retenir notre émotion en parcourant ses lignes pleines de faiblesse, de corps qui lâche, de procuration, de testament… parce que l’on ne peut s’empêcher de s’y projeter, l’auteure laisse transparaître dans ses propos une incroyable distance qui l’amène à accorder presque plus d’attention aux détails sans importance d’un bureau de médecin qu’aux informations délivrées sur la santé de son père.
« Ma chaise est bancale. Il manque un embout de caoutchouc à l’un de ses pieds. Un peu d’adhésif demeure, qui à chaque fois fait « Tic » en se décollant du sol. La chef de service repousse le dossier. « Le diagnostic n’est pas excellent. En plus de l’infarctus cérébral et des anévrysmes carotidiens… » Sa voix s’éloigne. En avant, en arrière, je me balance « Tic » « Tic ». Thrombose veineuse, embolie pulmonaire, des mots me parviennent. »
Mais Tout s’est bien passé, ce n’est pas seulement le récit de la fin d’une vie. C’est cette phrase, cette demande du père d’Emmanuèle Bernheim. Celle que l’on voudrait ne jamais entendre. Celle qui, malgré tout, nous obsède autant qu’elle nous terrifie.
« De sa main gauche, il a pris mon bras, sans le serrer. Il m’a regardée bien en face. – Je veux que tu m’aides à en finir. Je me suis figée. Il a cru que je n’avais pas entendu, car il a répété, un peu plus fort Je veux que tu m’aides à en finir. Jamais depuis son accident, il n’avait parlé aussi distinctement. J’ai vu sa main quitter mon bras. Elle n’est pas retombée, elle est restée en suspens au-dessus du drap, les doigts légèrement écartés, comme celles d’un pianiste à la fin d’un morceau tandis que résonne le dernier accord. »
On peut appréhender voire craindre la mort de l’un de ses parents. Mais que ressent-on quand l’on se voit demander de la faciliter ? Est-on encore l’enfant lorsque l’on est chargé de réunir les bonnes conditions de décès de son père ? Emmanuèle Bernheim a accepté cette requête. Avec sa sœur, elles se sont mobilisées pour lui permettre de mourir à une date qu’il avait choisie et sans devoir attendre l’insupportable dégénérescence qui lui était promise.
Au-delà du récit de cette aventure, haletante course contre la montre faite de changements de programmes, d’annulation de chambre d’hôtel, d’interrogations par la police et de consultations d’avocat, de coups de fil passés dans la nuit et de dénonciations, Emmanuèle et Pascale sont parvenues à offrir à leur père ce dernier cadeau : une mort douce et sans douleur dans un appartement suisse. Pour ne pas se compromettre, elles ne l’ont pas accompagné. Et tout au long des lignes, on en vient étrangement à souhaiter la réussite de l’expédition funèbre. On espère sa mort. On la lui souhaite. A en oublier que le succès de l’un ne fait pas nécessairement le bonheur des deux autres. Et on est soulagé, en apprenant la nouvelle.
« Mon portable sonne. Un numéro interminable s’affiche. La dame suisse.
– Madame Bernheim ?
– Oui
– Tout s’est bien passé.
Je me lève d’un bond. J’ai la tête qui tourne.
– Alors votre père était de bonne humeur, il a bu la première potion, et puis la deuxième, il l’a trouvée amère, il a dit qu’il aimait mieux le champagne. Nous avions mis de la musique, un quatuor de Beethoven, et il s’est endormi. Et… j’ai eu vos messages. Ce n’est pas la peine que vous fassiez le déplacement. La police est venue, les pompes funèbres aussi, les formalités sont faites. Tout s’est bien passé.
– Vous étiez près de lui quand il est mort ?
– Oui, je lui ai tenu la main. La main gauche. »
On est bouleversé, bien sûr, en arrivant au bout de ce chemin sur lequel on a accompagné Emmanuèle Bernheim.
Assez de « on ». Je suis bouleversée bien sûr. Mais surtout, je me demande si, confrontée à une situation de ce genre, j’aurais autant de force et de volonté. Si moi aussi, je serais capable de devancer la vie, de ne pas la laisser décider de l’un des plus grands bouleversements qui soient, de percevoir mon deuil d’abord et avant tout comme un dernier acte de dévouement filial.
J’ai été emportée. Emportée et secouée par de profonds questionnements sur ma propre histoire. Mais ce qui m’a émue vraiment, ce sont ces insignifiantes petites choses que relèvent Emmanuèle Bernheim. Ces petites choses qui ponctuent nos quotidiens, ces petites marques que laissent nos êtres aimés et qui, parce que l’on prend conscience de leur disparition prochaine, deviennent soudain autant de traces de vie.
« J’ouvre le frigidaire. Sur la première tablette, à la hauteur de mes yeux, il y a le reste du sandwich de mon père. Je ne peux pas le garder. Même au frais, il va rancir, moisir, le saumon sentira fort. Allez, je le jette. J’appuie sur la pédale de la poubelle. Le couvercle se soulève. A travers le fin plastique luisant, je découvre alors, découpée dans la mie brune, l’empreinte en demi-lune des mâchoires de mon père. Mon bras s’immobilise. Au-dessous, le trou sombre, les ordures. Je ne peux pas. Mon pied quitte la pédale, le couvercle retombe, un « Dong » sourd qui résonne dans l’appartement désert. Je reste là, sans bouger, le sandwiche à la main. Et si je le mettais dans le congélateur ? Il se conserverait. Je le range, bien à plat, sur une boîte de glace vanille. Et voilà ».
Sur le même thème, qui est une vraie question de société, je vous recommande aussi le beau livre de Noëlle Châtelet « La dernière Leçon » (Seuil, 2005). Avec un gros paquet de mouchoirs à côté.