27 juillet 2024
"Bérénice" Romeo Castellucci Isabelle Huppert 16 mars 2024 © Céline Allais

« Bérénice » d’après Racine, « recomposed » par Romeo Castellucci

Cette libre adaptation du monument de Racine n’a pas fait l’unanimité au Théâtre de la Ville, ce samedi 16 mars 2024. Huées et bravos mêlés ont accueilli les premiers saluts de la troupe. Pourtant, la mise en scène quasi « installation d’art contemporain » de Romeo Castellucci est d’une beauté incroyable, sublimée par la performance « folle » d’Isabelle Huppert. La comédienne porte, seule en scène, le texte du personnage éponyme durant plus d’1h30. Ce Bérénice « recomposed » (comme le Vivaldi, The Four Seasons recomposed by Max Richter dont on ne fait pas tout un foin, bien au contraire, puisqu’il est désormais utilisé à toutes les sauces jusqu’à l’indigestion) ne serait-il pas un prétexte pour prouver que notre Isabelle nationale est une œuvre d’art à elle seule ?

Bérénice est l’une des pièces de Racine préférées de ma mère. J’ai chez moi l’affiche d’une de ses mises en scène, par Lambert Wilson, en 2002, avec Didier Sandre et Kristin Scott Thomas. Même si je (crois que je) préfère Phèdre, j’ai toujours aimé Bérénice, LA pièce racinienne dans laquelle il ne se passe littéralement rien (Titus et Bérénice s’avouent leur amour mais se quittent, pour assurer la stabilité politique de Rome), symbole de la « parole-action » racinienne selon Barthes. Bien que je n’aie jamais vu de mise en scène de Racine qui m’ait laissé grand souvenir, j’étais très curieuse de découvrir cette version par Romeo Castellucci, après avoir croisé, au détour d’Internet, une photo étonnante d’Isabelle Huppert liée par un long voile à… une machine à laver ! La photo, à la fois belle et incongrue, m’avait intriguée, fascinée même. Je ne lis quasiment plus rien avant d’aller voir des choses, quitte parfois à rater des subtilités, mais je préfère me laisser surprendre, sans être inconsciemment influencée par des critiques ou même des notes d’intention. Ce soir, j’ai vécu un moment parfois déroutant et ennuyeux, mais aussi envoûtant et mystérieux.

D’abord, il me semble important de souligner qu’il ne s’agit pas ici de Bérénice DE Racine, mais bien D’APRÈS Racine (c’est précisé en toutes lettres sur la feuille de salle, et même indiqué sur l’affiche : « librement inspiré de… »), ce qui devrait déjà exclure toute déception quant à la fidélité au texte. Romeo Castellucci a décidé de ne conserver que les parties du personnage de Bérénice, dont les monologues et bouts de dialogues agglomérés se transforment en un long poème / chant / slam dont le sens se distend parfois, quand bien même on connaît l’intrigue – c’est d’ailleurs fait exprès puisque plusieurs fois, soit par l’utilisation surprenante de l’autotune, soit parce qu’elle crie, on ne comprend pas toujours ce qu’elle dit.

L’idée de ne garder que Bérénice m’a semblé très intéressante, puisque Bérénice, rejetée et abandonnée, est l’incarnation de la solitude. C’est pourquoi, durant la pièce, j’ai beaucoup moins aimé les parties avec les deux danseurs évaporés (très jeunes, très maigres et au pantalon un peu trop baissé) qui incarnaient Titus et Antiochus, ainsi que les comédiens silencieux représentant les sénateurs (pourquoi cul nu ?), malgré une lumière caravagesque du plus bel effet dantesque. Personnellement, il m’a semblé que ces interludes, bien qu’évocateurs de ce qui s’oppose à l’amour de Bérénice et Titus, coupaient inutilement la présence incroyable d’Isabelle Huppert qui nous fait passer par tous les états de l’héroïne : incrédulité, incompréhension, imploration, colère, fureur, résignation, acceptation… jusqu’à l’ultime révolte (castellucienne).

Brouillée derrière un voile (un peu pénible) qui rend toutes les scènes un peu floues et oniriques, Isabelle Huppert tient son rôle avec une classe unique. Aucune autre comédienne ne pourrait faire ce qu’elle fait (enlacer un radiateur (!), tirer un voile taché de sang d’une machine à laver, se rouler par terre en gémissant) sans avoir l’air ridicule. J’ai toujours pensé qu’il y avait une forme d’abstraction chez elle qui lui permet de tout faire passer physiquement au statut d’idée. Ici, malgré la radicalité des visions de Romeo Castellucci, elle occupe la scène, seule, avec une présence à couper le souffle, dans des costumes magnifiques d’Iris Van Herpen. Apparaissant telle un fantôme errant dans le néant au début de la pièce, modulant son intonation, sa diction, elle semble traverser un rêve, les enfers, son propre corps (?), se faner dans la dernière scène, durant laquelle son langage (oh la langue de Racine malmenée !) se délite lui aussi, alors même qu’elle dit adieu à Titus en s’affaissant sur elle-même.

Nous, spectateurs, sommes comme entraînés dans son intériorité (la pièce commence par l’énumération des éléments chimiques composant le corps), sa psyché, les recoins les plus reculés de son inconscient, c’est vraiment ce que j’ai ressenti lors des passages en lumière rouge, ou quand de longs rideaux noirs descendent le long des murs tels une mélancolie poisseuse submergeant tout. La beauté des lumières, des couleurs (ces pastels au moment de la machine à laver ! ces fleurs maladives animées par des comédiens tout en noir – je crois !), est renversante, j’en étais scotchée à mon siège. En revanche, j’ai été moins séduite par l’ambiance sonore minimalistement lugubre, plus « cliché ».

Soyons honnête, je n’ai pas tant eu l’impression d’assister à une pièce de théâtre qu’à un « concert » d’une rock star qui ne chanterait pas, mais livrerait une facette de Bérénice à chaque apparition sur scène, dans trois costumes différents, comme autant de morceaux en spoken word ; à une performance, à la Marina Abramović, d’une actrice qui offre sa folie maîtrisée à nos yeux ébahis, qui se donne entièrement jusqu’à la destruction-dégénérescence (avant que le voile qui nous sépare d’elle ne se lève et qu’elle ne nous demande d’arrêter de la regarder ! – nous qui la voyions soliloquer seule depuis 1h30, l’était-elle vraiment !?). Cette Bérénice destructurée et reconstruite, ce n’est plus totalement Racine, c’est Isabelle elle-même – Bérénice et Isabelle se confondent dans le texte ! Charnelle et spectrale, elle incarne à elle seule le zen et le chaos, la lumière et les ténèbres, la grandeur et la misère, l’organique et le mécanique, le sublime et le grotesque inscrits au cœur de ce spectacle bizarre et beau… Comme le dit Hermine, « les metteurs en scène ont de la chance qu’elle existe ! ». Alors bien sûr, les fans de Racine seront sans doute agacés par ce remix ultra conceptuel et radical, mais il m’a semblé, sans bien tout saisir des intentions de Romeo Castellucci, que ce Bérénice, sans être totalement génial, était bien plus intéressant en tentant d’apporter du « neuf », que le platounet et appuyé Andromaque mis en scène par Stéphane Braunschweig vu cette même saison à l’Odéon.

Le parti pris divisera donc probablement, mais démontre une chose que personne ne niera : Isabelle Huppert devrait être programmée dans les musées du monde entier.

Pour en savoir plus :

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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Une réflexion sur « « Bérénice » d’après Racine, « recomposed » par Romeo Castellucci »

  1. Ce que tu détailles est très intriguant ! Je suis une fervente de Racine, mais surtout (plus que du narratif de ses pièces, surtout « Bérénice »), de la pureté de ses alexandrins, que je me récite intérieurement avec ferveur… Autant dire que je suis sûre que ce spectacle m’exaspérerait de bien des façons.. Mais bon, j’éprouve une certaine curiosité quand même :-). Je viens de regarder sur le site du Théâtre de la Ville les dernières possibilités de billets (et si possible l’après-midi) Il n’en reste qu’une, hélas, le samedi 23 mars, et je ne serai pas disponible.. Ni modo :-(. Merci d’avoir partagé avec nous au moins les images et l’atmosphère de ce spectacle…

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