19 mars 2024

Crime(s) et pénitences : « Shokuzai » de Kiyoshi Kurosawa

Shokuzai est sans aucun doute une oeuvre qui me hantera longtemps. D’abord par son sujet, très fort, bouleversant, traité en chapitres qui obligent à prendre son temps dans une histoire dense et tortueuse. Ensuite par sa maîtrise formelle qui en fait un film d’une beauté glaçante et fascinante. Passionnant.

Au départ destinée à la télévision japonaise, cette mini-série (adaptation d’un roman de Kanae Minato) en cinq épisodes du réalisateur Kiyoshi Kurosawa, auteur de séries B et films singuliers aux atmosphères étranges, a été légèrement raccourcie puis divisée en deux volets pour être projetée dans les salles occidentales. Sur grand écran, quasiment rien ne témoigne des origines télévisuelles de ce magnifique diptyque. Au contraire, Celles qui voulaient se souvenir et Celles qui voulaient oublier y prennent toute leur ampleur, dramatique et esthétique, et leur cohérence – la séparation en cinq feuilletons distincts doit, à mon avis, plutôt accentuer les faiblesses de certaines histoires par rapport aux autres. Et la salle obscure met d’autant plus en lumière la beauté de la composition de chaque plan et le travail sur la couleur de l’image.

Tout commence par le viol et le meurtre d’une fillette, dont sont témoins quatre de ses amies. Complètement sous le choc, les enfants sont incapables de se souvenir du visage du tueur (que nous, spectateurs, n’avons vu que de dos) et l’enquête piétine. Ivre de colère, de désespoir et de vengeance, Asako, la mère d’Emili, leur lance une forme de malédiction : jusqu’à ce qu’elles retrouvent l’assassin, elles devront faire pénitence (« shokuzai »). Ce serment influera sur la destinée des quatre jeunes filles, marquées par ce traumatisme initial et le poids de la culpabilité – pour les trois premières, du moins. Quinze ans plus tard, nous suivons, pétrifiés, ce qu’elles sont devenues.

Après ce prologue terrible, le film se ramifie donc en cinq chapitres, correspondant au portrait de chacune des femmes impliquées dans le drame : les quatre amies et la mère de la victime. Cinq femmes, cinq styles. On s’attend à un polar, un thriller : on dérive aux frontières du réel, de la satire sociale, du film de fantômes, du drame psychologique… Aux couleurs éclatantes de l’ouverture, dans laquelle planait déjà une étrangeté angoissante grâce au sens du cadrage du réalisateur, succèdent des teintes délavées, bleuâtres, jaunâtres ou grisâtres, qui instaurent un climat délétère et oppressant. Il faut tenir le coup sur la première partie, consacrée à Sae. La plus longue et la plus claustrophobique. La tension y est pesante, presque insoutenable. C’est le plus bizarre des épisodes, tous assez morbides, malgré quelques touches d’humour (noir). Mais le plus fort, dramatiquement parlant, est à mes yeux celui qui concerne Akiko (chapitre 3, « le frère et la soeur ours »).

Je ne dévoilerai pas ici ce qu’il advient de ces cinq femmes. Il faut prendre le temps de les accompagner dans leurs tentatives d’expiation d’une faute dont elles sont les victimes collatérales. Les actrices sont formidables, bien qu’elles paraissent totalement déshumanisées, ce qui peut tenir à distance. Difficile de compatir totalement devant ces visages froids, fermés, n’exprimant aucune émotion. Mais c’est aussi de cela qu’il s’agit, d’un film de zombies à visages humains, de la tragédie de mortes vivantes corsetées dans des névroses héritées de leur passé (troubles de la sexualité, incapacité à communiquer, insensibilité…) mais aussi dans une société japonaise ultra codifiée qui ne laisse que peu de marge de manœuvre aux femmes (mariages plus ou moins arrangés, pratiques administratives absurdes, mères distantes et sévères…) – et qui peut nous paraître parfois très déroutante. Et c’est cela qui finit par émouvoir.

Le personnage d’Asako, sorte d’ange noir de la désolation, qui apparaît presque magiquement dans la vie des quatre jeunes filles, promène sa silhouette élégante et inquiétante jusqu’au dénouement, un peu long (mais pas aussi décevant que ce qu’on m’en avait dit), qui redistribue les cartes de la culpabilité et fait de Shokuzai une magnifique tragédie moderne où la fatalité mène à la violence et au chaos (j’ai un peu pensé au perturbant Old Boy de Park Chan-wook).

Film monstre (plus de 4h) sur des monstres, Shokuzai est une expérience de cinéma, sombre et brillante, qui se mérite. Le propos sur la culpabilité, le poids des traumas et des traditions, la douleur, la vengeance, la rédemption, est passionnant et prenant. Son ambition narrative est à la hauteur du résultat. Il faut passer outre quelques exagérations qui semblent un peu caricaturales, s’imprégner des codes d’une société assez éloignée de la nôtre et se laisser hypnotiser par cet « univers morne à l’horizon plombé » (pour reprendre ce bon vieux Charles) où nul apaisement ne semble réellement possible, pour goûter pleinement au poison de ce noir chef d’oeuvre.

NB : ne lisez pas les commentaires de cet article si vous n’avez pas encore vu le film. Pas de spoiler, mais quelques références à des passages-clés.

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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11 réflexions sur « Crime(s) et pénitences : « Shokuzai » de Kiyoshi Kurosawa »

  1. Je suis tout à fait en phase avec cette analyse. Et moi aussi j’ai pensé à « Old Boy » (film qui n’est pas japonais, pourtant ?)

  2. Non, non, « Old boy » est effectivement coréen. Mais on y retrouve cette même forme de cruauté, de fatalité atroce (sauf que, finalement, la fin de « Old boy » était paradoxalement « lumineuse », non ?)…
    Je viens de penser aussi à « Incendies », d’après Wajdi Mouawad (je n’ai vu que le film, pas la pièce), pour l’histoire – en revanche, aucun rapport dans l’esthétique et le style… bon… de loin… mais ce film m’avait profondément dérangée/bouleversée…

    1. Je n’ai pas beaucoup aimé « Incendies », car son postulat de base me semblait exagérément théatral (cette mère mourante qui demande à l’un de ses enfants de chercher son père, à l’autre son frère, et…..Bon, je sais bien que ça ne vise pas au réalisme, pas plus que la tragédie chez Sophocle ou Euripide, mais tout de même.!). Pourtant, certaines images m’ont beaucoup impactée par leur puissance, et donc, oui, je vois un peu la relation que tu fais entre les deux: c’est bien cela le cinéma dérangeant que nous aimons aujourd’hui.

      1. Je ne me souviens pas beaucoup du début d' »Incendies », en dehors de son côté gris, triste et québécois (je crois m’être dit que ça allait être chiant, et puis…) Je ne le reverrais pas avec plaisir, mais le film laisse des souvenirs forts (ne serait-ce que par son dénouement) et il y a de vrais moments de cinéma dedans.
        « Old Boy », en revanche, j’avais limite détesté : trop complaisant dans sa violence (bien qu’il y ait une magnifique scène de bagarre en espèces d’ombres chinoises) (inspiration de Tarantino pour « Kill Bill » ?), trop désespéré, trop… beurk, je sais pas, ça m’a laissée pantelante et écœurée. Pourtant, c’est aussi un vrai film, de vrai cinéma.
        Il doit y avoir des raisons irrationnelles qui nous font aimer ou non un film car d’autres, tout aussi violents, m’ont beaucoup plu, va savoir pourquoi (« Battle royale », « The murderer », « The chaser », pour rester dans la veine asiatique)…

  3. Il était évident que j’allais commenter cet article, donc voilà, c’est le premier Kyoshi Kurozawa que j’aime, sans doute grâce au format télé, il a dù avoir moins de liberté et nous a livré un film plus narratif, plus classique et fais moins « l’artiste », ce qui est à mon humble avis encore un peu au dessus de ses capacités. L’histoire la plus forte pour moi c’est la première, celle de la fille qui a épousé l’otaku/éternel enfant barbare, un problème pas si spécifiquement japonais que l’ont veut bien le croire. L’histoire la plus faible pour moi, je persiste c’est la mère, c’est interminable -au 15 ème(très long)plan sur son beau visage lifté on a un peu compris- et invraisemblable, que ce soit les motivations des protagonistes et surtout le méchant qui se promène et entre par hasard dans la maison où les filles ont cachés la boite (c’est vrai le Japon c’est petit). Ca reste globalement un bon film malgré une fin qui m’a un peu décu. Note : l’actice qui joue l’instit (deuxième histoire je crois) est au Japon une télé-pouf à la Nabila, le contre-emploi radical est rigolo.

    1. Oui assez d’accord avec le côté longuet de la fin, mais ça ne m’a pas gênée…
      Le « hasard », c’est justement ce que j’appelle la fatalité (anankè) implacable et donc ce qui en fait une tragédie – à la grecque (comme « Œdipe », pour reprendre la référence de Cuauhtli…).
      Ce n’est pas tant l’invraisemblance que la longueur qui est dommage pour moi, mais cela dit, vu que le film prend globalement tout son temps (le premier chapitre est très très long !), ça ne choque pas tant que ça. Et puis les images sont belles et puis, même liftée, Kyōko Koizumi est belle aussi.
      La première histoire est très chouette, mais peut rebuter un public non averti.

      1. Moi, c’est justement la première histoire que j’ai préférée: pt parce que c’était la première, justement et que pour les autres je savais déjà (un peu) ce qui allait arriver ? Je me demande parfois ce que ça aurait donné si on avait battu les cartes autrement et que les 4 histoires ne soient pas dans le même ordre. mais ce qui m’a gênée; c’est la 5ème, très en deçà de l’étrangeté des autres, et déséquilibrant l’ensemble (temporel).

        1. Objectivement, je pense aussi que la première histoire est la meilleure puisqu’elle est celle qui a l’atmosphère la plus lourde (une spectatrice est partie pendant cet épisode !), flirtant le plus avec le fantastique (même si elle n’est pas fantastique à proprement parler) (mais l’épisode 3 par exemple flirte aussi avec le film d’horreur je trouve – notamment les scènes dans le hangar, avec les bruitages – sans en être un du tout)… La résolution de l’intrigue est, du coup, par rapport aux autres histoires, qui ménagent aussi des ruptures de ton surprenantes, presque trop sérieuse et donc banale. C’est pour ça que je dis que, justement, en feuilleton « à suivre », on pourrait peut-être décrocher plus vite, car les chapitres sont très différents les uns des autres et assez inégaux. Mais dans un diptyque, je trouve que le tout se tient. Et puis, au fond, moi, j’ai bien aimé cette fin (même si on se doute que…) Et surtout cette espèce de noirceur poisseuse qui englobe le tout. Globalement, à mes yeux, c’est un très beau projet, original et rarement vu au cinéma (il me semble) très bien porté, aussi bien par le réalisateur que par les acteurs.

  4. Il y a effectivement une rupture de ton entre le dénouement, entre histoire à la De Palma et tragédie grec, et les petites histoires, tranches de vie noirs avec un aspect pamphlet féministe (objetisation des femmes, abus sexuel, discrimination au travail, il ne manque rien…). Mais ce qui renforce l’aspect fantastique, c’est que même sur ce blog, les gens ont des identités secrètes.

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