Parce qu’il ne suffit jamais d’avoir aperçu quelques bribes du travail d’un artiste pour en savoir la vie, l’histoire, les engagements, les amis et les failles, le Musée d’Art Moderne et le 104 nous ont offert, du 19 avril au 18 août, l’occasion peut-être unique de regarder Keith Haring au fond des yeux et au fond de l’âme. Pendant 5 mois, les deux établissements ont accueilli la première immense rétrospective de Keith Haring, Keith Haring, the political line, artiste à la fois très connu et éminemment mystérieux. Ses traits nous sont familiers, mais qui peut prétendre en connaître vraiment les messages ? Certainement pas moi… J’ai donc courageusement bravé la canicule parisienne pour combler mes lacunes et aller à la découverte d’un critique acerbe et engagé.
Depuis son enfance, Keith Haring, né en 1958 en Pennsylvanie, s’est adonné au dessin, inspiré par les cartoons alors révolutionnaires, comme Walt Disney et Dr. Seuss, mais aussi par son père, lui-même dessinateur : « My father made cartoons. Since I was little, I had been doing cartoons, creating characters and stories. » C’est donc presque naturellement qu’il s’est inscrit en 1976 à la Ivy School of Professional Art de Pittsburg, école spécialisée dans « l’art commercial ». Mais c’est ici que s’arrête la logique et la linéarité de son parcours. En effet, très tôt, Keith Haring exprime une forme de liberté de pensée et d’expression bien trop intense pour rentrer dans les rangs de l’art commercial et de son pendant, le dessin publicitaire. Et on trouve finalement ici les prémices de son opposition fondamentale au système, au capitalisme, à la manipulation des individus par les puissants. Des thèmes qu’il portera en lui tout au long de sa vie et de son œuvre. Des thèmes qui constituent le fil rouge de sa carrière d’artiste et de son histoire d’homme.
Sorti du carcan universitaire, Keith Haring poursuit son apprentissage et finit par quitter Pittsburg, non sans y avoir fait ses premières et incontournables rencontres artistiques: Pierre Alechinsky, Dubuffet, Christo…
S’il part, c’est pour New York, « the only place to go », ville de l’excès, ville des mélanges, ville de l’innovation et de l’avant-gardisme. La ville autant que l’homme en seront à jamais marqués.
Ombre et lumière
En s’y installant en 1978, Keith Haring rejoint la School of Visual Arts, mais surtout il découvre un mouvement artistique qui évolue en toute liberté en dehors du système institutionnel composé des galeries et des musées. C’est dans cet underground prolifique qu’il va rapidement prendre ses marques, s’appropriant l’espace public sur le modèle des graffitis, des affichages ou des tags. Une liberté artistique qui lui offre également celle d’explorer sans crainte son identité et son homosexualité.
C’est l’époque des « subways drawings ». Je n’ai pas eu la chance de me retrouver face à ces œuvres originelles, mais les reprographies et photos présentées au Musée d’Art Moderne mettent parfaitement en avant la volonté de Keith Haring de produire de l’art pour tous. Dès le début, il s’engage, s’oppose et provoque. Contre le système, contre l’anesthésie des individus transformés en une masse sourde et muette, il entend s’approprier l’espace public et ses œuvres constituent alors autant d’actes politiques et d’infractions non-dissimulées et même revendiquées.
« One day, riding the subway, I saw this empty black panel where an advertisement was supposed to go. I immediately realized that this was the perfect place to draw. I went back above ground to a card shop and bought a box of white chalk, went back down and did a drawing on it. It was perfect-soft black paper ; chalk drew on it really easily. »
Dans ces situations de transgression, Keith Haring trouve une sorte d’espace-temps idéalement adapté à sa manière de dessiner : dans l’immédiateté, sans préparation préalable, en une ligne unique, en écoutant son instinct. Il évolue aussi, sous l’œil du public vers un art qui devient performance. Il dessine sous le regard des autres, en entend les critiques ou les éloges, insère, par l’intermédiaire de la craie fragile et friable, une dose d’humanité dans un environnement fait de tension, de violence et de pénombre. Une de ses plus grandes fiertés sans doute : avoir généré du lien social et de l’échange dans un lieu si hostile. C’est d’ailleurs cette même dynamique qui l’amène à ouvrir, en 1986, le Pop Shop dans le quartier de Soho.
A cette époque, on commence à clairement identifier les piliers de l’œuvre de Keith Haring : des œuvres destinées au public, un travail sur toute sortes de supports et de matériaux, des thèmes forts et contestataires ; des œuvres parfois illuminées, imprégnées de cette contre-culture et de cette musique hip-hop qui se diffusent alors.
New York, c’est aussi la ville des rencontres, de l’ordre de celles qui laissent sur les vies d’indélébiles empreintes. New York, c’est la ville d’Andy Warhol, de Jean-Michel Basquiat, de Grace Jones, de Madonna. Keith Haring fait leur connaissance la nuit venue, dans les clubs à la mode, comme le club 57. Ils s’inspirent mutuellement, jusqu’à proposer parfois des performances communes, comme avec le danseur Bill Jones, qui improvise des mouvements du corps en suivant la seule musique du pinceau de Haring.
Rapidement, Keith Haring expose, et il le fait avec succès. A New York, bien sûr, mais aussi à Rotterdam, Tokyo, Naples, Milan, Munich… Et évidemment en France. Le Musée d’Art Contemporain de Bordeaux accueille en 1985 la toute première rétrospective de l’artiste. Etonnante rétrospective, étonnante découverte que celle des 10 commandements : 10 toiles gigantesques (7,70 m de haut et 5 m de large), renvoyant par leur forme aux tables de la loi, et peintes à l’époque en 3 jours seulement dans la grande halle du Musée. Présentées au 104 (qui accueillait toutes les grandes pièces de l’exposition) dans une pièce noire et un peu trop étroite, je ne pouvais qu’être impressionnée. Impressionnée par la performance, la démesure, l’éclat, la puissance de ces toiles. Impressionnée aussi par les messages que les œuvres semblaient crier avec violence à mon intention et qui m’ont fait me sentir minuscule (au sens propre et au sens figuré…).
Au cœur des 10 commandements, on retrouve presque l’intégralité des thématiques et des combats chers à Keith Haring, artiste engagé s’adressant au monde, les aplats rouges rappelant diable, enfer et tyrannie, les éléments bleus symbolisant les exploités.
Démesure contre démesure
Au coeur du travail de Keith Haring, c’est la révolte et l’engagement du citoyen qui se font jour. Un citoyen que l’apartheid, le capitalisme, la société de consommation, l’oppression du fait de la race, de la religion ou de la sexualité, et l’absence de justice sociale révoltent.
Ses œuvres, peintures ou sculptures, mettent en avant un Etat écrasant l’individu, des contre-pouvoirs étouffés, la manipulation des masses par les médias. Loin de l’apparente joyeuseté qui se dégage de quelques traits trop connus et détachés de l’ensemble de l’œuvre de Haring, les messages qu’il entend véhiculer mêlent douleur et consternation. Par tous moyens, grâce à des couleurs criantes et à une profusion de motifs et de formes, l’artiste cherche à attirer l’attention des citoyens sur les catastrophes qui secouent le monde et qu’ils ignorent, inconsciemment ou pas.
Du Barking dog au Radiant baby
Parmi les symboles et les signes emblématiques qui parsèment les œuvres de Keith Haring, il y en a 2 en particulier qui vous disent forcément quelque chose. Forcément je vous dis ! Le chien et le bébé. Deux symboles aux antipodes l’un de l’autre, représentant pour l’un l’oppression extrême d’un Etat policier :
Pour l’autre la joie et l’espoir :
« L’année de mes 21 ans, j’ai passé un été à enseigner l’art dans une école maternelle à Brooklyn. C’est de loin l’été le plus gratifiant que j’ai passé de ma vie. Il n’y a rien qui me rende plus heureux que de faire sourire un enfant. La raison pour laquelle mon bébé est devenu mon logo, ma signature, est que c’est l’expérience la plus positive, la plus pure que contienne l’expérience humaine. Les enfants personnifient la vie dans sa forme la plus joyeuse. Les enfants ne s’arrêtent pas à la couleur de la peau, ils sont libres de toutes les complications, de la vénalité et de la haine qu’on leur instillera peu à peu par la suite. »
Particulièrement touché par la détresse des enfants, Keith Haring a peint une fresque sur une tour escalier de l’hôpital Necker à Paris. Une œuvre qui a été préservée de justesse et qui éclaire encore le bâtiment de ses lignes joyeuses et légères.
Keith Haring a été de tous les combats, de toutes les manifestations, de tous les engagements. Aux côtés des individus et des communautés malmenés et menacés, il n’a jamais cessé de vouloir éclairer les foules sur les dangers visibles ou invisibles, immédiats ou futurs. Très tôt, la lutte contre le virus du sida fait partie de ses préoccupations, en tant qu’artiste, en tant que citoyen, mais aussi en tant qu’homosexuel dont les amis commencent à disparaître les uns après les autres. En 1988, il apprend qu’il est lui aussi porteur du virus et persiste avec ardeur dans son engagement en créant la Keith Haring Foundation… Il décède en 1990, au trop jeune âge de 31 ans.
Loin des lignes dansantes, des couleurs joyeuses, et des enfants portés aux nues, la rétrospective Keith Haring, the political line a révélé la vigueur extrême de l’engagement de cet homme sans concession. Non, Keith Haring ce n’est pas uniquement ce logo apposé sur une tasse ou un sac à dos.. Il faut s’être trouvé face aux yeux exorbités d’une bête difforme et effrayante, dévorant des individus par centaines et tenant dans ses griffes des poignées de dollars, pour saisir la force de l’effroi que devait ressentir l’artiste. Intelligemment ponctuées de photos, les deux expositions ont aussi offert aux visiteurs la chance de mieux connaître Keith Haring, jeune homme frêle qui a gardé jusqu’au bout le visage de cet enfant, radieux lui aussi, qu’il a toujours été.
Pour en savoir plus :
- Site du 104 : www.104.fr
- Site du Musée d’Art Moderne : www.mam.paris.fr