C’est une chose désormais de tous connue : l’émission culturelle nocturne de France 2, Des mots de minuit, s’arrête. Le 19 juin, son présentateur Philippe Lefait nous a accordé un long entretien. L’occasion de revenir avec lui sur les enjeux et le fonctionnement de l’émission, sa conception personnelle de la culture, la place et l’avenir de celle-ci dans les médias, ses projets…
MarCel : il y a un mois, on a appris la suppression de votre émission, Des mots de minuit. Vous y attendiez-vous ? Vous étiez-vous déjà senti menacé ?
Philippe Lefait : non, mais mon équipe et moi étions légitimement inquiets. D’abord parce que le discours ambiant chez France Télévisions était un discours de réduction drastique des coûts et d’économie budgétaire, ensuite du fait de nos conditions de diffusion. Cette émission était plutôt mal programmée. En troisième partie de soirée, il est certes très difficile de respecter les horaires : mais nous étions tardifs, quasiment jamais à la même heure et rarement à l’horaire annoncé. Toutes nos inquiétudes en matière de programmation, notamment depuis l’érosion que nous a fait subir comme à l’ensemble de la chaîne l’apparition de la TNT, n’ont pas été entendues. Maintenant est-ce que l’affaire a été bien menée par la direction de France 2 (rires) ? La réponse est non.
MarCel : vous n’avez pas été consultés ?
Philippe Lefait : pas du tout. La seule chose que je peux vous dire, c’est que si j’avais été Directeur des programmes, je n’aurais pas fait ce choix-là. J’aurais pu demander à une équipe qui était très investie dans le Service Public de réfléchir elle-même à une manière d’évoluer, de réduire la voilure, de réfléchir à un devenir de cette émission, avec cette exigence-là. Ça n’a pas été le cas.
MarCel : depuis sa création en 1992, l’émission a toujours été diffusée en troisième partie de soirée ?
Philippe Lefait : oui, toujours. A cet horaire, jusqu’à l’apparition de la TNT, elle réussissait à fédérer entre 150 et 200 000 spectateurs. Depuis l’apparition de la TNT il y a quelques années, l’érosion qui touche tous les programmes a aussi touché Des mots de minuit et, là où nous avions une garantie de 150 000 téléspectateurs, nous sommes parfois descendus à 50 000. Ce qui devient extrêmement préoccupant pour le comptable qui nous dirige, car un programme peut devenir particulièrement cher à partir du moment où sa quantité de téléspectateurs disparaît. Mais, a priori, l’argument purement financier peut être pondéré par un argument de Service Public, ou par une considération de programmation. Ça n’a pas été le cas.
MarCel : comment expliquez-vous cette dispersion des téléspectateurs alors qu’il n’y a aucun concurrent direct à Des mots de minuit ?
Philippe Lefait : jusqu’à l’apparition de la TNT, le journal de la nuit de France 2 rassemblait en moyenne de 500 000 à un million de téléspectateurs. Cette édition a été restructurée dans le sens de l’économie pour devenir un tout-images fabriqué à partir des éditions de la journée, un journal sans moyens propres, apparu dans un paysage où prévaut un tout-info autrement mieux fourni. Aujourd’hui, son audience tombe parfois à 150 000 téléspectateurs. Le programme qui suit est d’autant plus pénalisé qu’il est précédé d’un mille-feuille d’autopromotions pour les chaînes du groupe, de programmes courts musicaux ou du bulletin météo. La dispersion commence là si elle n’est pas pensée éditorialement. Ce sont des choses extrêmement mécaniques sur lesquelles nous avons très souvent alerté les personnes en charge de la programmation. Nous n’avons pas été entendus.
MarCel : à quel moment avez-vous commencé à les alerter ?
Philippe Lefait : depuis l’apparition de la TNT, depuis le jour où nous nous sommes aperçus que le « matelas » – je n’aime pas le terme mais je le trouve assez juste – de téléspectateurs potentiels de cette heure tardive était en train de « se dégonfler ».
MarCel : dans votre livre, petit Lexique intranquille de la télévision, sorti il y a 2 ans, vous dites que Rémy Pflimlin avait pourtant l’air plutôt intéressé de conserver Des mots de minuit à l’antenne malgré des audiences modestes. L’argument budgétaire vous semble-t-il fondé aujourd’hui ?
Philippe Lefait : effectivement, hommage à Rémy Pflimlin qui nous a permis d’être mieux éclairés, mieux illustrés, mieux décorés. Voilà bien le paradoxe ! La cruauté de la situation fait que la valorisation que nous avions il y a deux ans n’est plus possible aujourd’hui dans le groupe public de l’audiovisuel à cause de contraintes budgétaires et comptables. Il faut trancher et je suis l’innocente victime d’une justice, d’une comptabilité, d’une programmation aveugles (rires).
MarCel : peut-être pourriez-vous nous préciser comment fonctionnait l’émission financièrement, en étiez-vous le producteur ?
Philippe Lefait : l’émission était produite et fabriquée en interne par des personnels de France Télévisions. Avec Thérèse Lombard, la productrice historique, nous étions responsables d’un budget géré par un administrateur. Des mots de minuit, comme le sont encore aujourd’hui la plupart des magazines d’information ou l’émission Thé ou Café, sont produites en interne, et donc plutôt plus chères que des émissions produites par des sociétés privées dont les personnels sont intermittents ou de statut précaire. L’outil de production de France Télévisions est sophistiqué, ses personnels ont acquis des droits, des garanties que n’ont pas forcément les personnels intermittents. Donc paradoxalement, nous produisions une émission, même modeste, plutôt plus chère que la même émission produite à l’extérieur. Schématiquement, c’est plus cher de produire en France que de produire en Chine. La comparaison est osée mais c’est exactement de ça dont il s’agit.
MarCel : pourquoi, selon vous, n’y-a-t-il eu aucune réponse à vos multiples alertes ?
Philippe Lefait : malgré un Président qui a une véritable sensibilité culturelle, la télévision publique est un gros appareil que font fonctionner plus de 10 000 salariés. Il connaît des principes d’inertie auxquels s’ajoutent des haines inconscientes et recuites sur des manières d’envisager la culture. Elles conduisent à l’enfermer dans des ghettos. Un magazine culturel exigeant peut devenir une simple occasion de bonne conscience. Et quand on s’aperçoit que la bonne conscience a un coût trop élevé, le comptable arrive et obtient satisfaction. Et on trouvera tous les prétextes pour que son chien ait la rage. Alors que par ailleurs, vu l’horaire à laquelle on diffuse cette émission, la direction n’a pas forcément le temps de la regarder…
MarCel : après l’annonce de la suppression de votre émission et de Taratata, Aurélie Fillipetti a déclaré sur RTL : « on peut remplacer une émission culturelle par une autre. C’est inscrit dans le contrat d’objectifs et de moyens de France Télévisions »…
Philippe Lefait : à cette réserve près que les troisièmes parties de soirée sont supprimées sur France 2 et France 3 et que nous ne sommes pas remplacés. Là où il y avait trois magazines sur la chaîne généraliste France 2, il n’y en aura plus que deux : Ce soir (ou jamais !) de Frédéric Taddéi, qui est un magazine de débats avant d’être un magazine culturel et un magazine raccourci, amputé de moitié, réduit à quarante minutes : Grand public, qui est plutôt un tout-images. Ce qui est perdu dans cette suppression de Des mots de minuit, c’est la largeur du spectre d’une chaîne généraliste en matière d’offre culturelle. Oui, c’est la perte d’une ambition culturelle.
MarCel : comment définit-on « émission culturelle » sur France Télévisions ?
Philippe Lefait : il faut le demander à ses dirigeants ! De mon point de vue et dans notre ligne éditoriale – qui ne nous a jamais été reprochée –, la culture, c’est ce qui permet de faire communauté. La culture ne distrait pas ; la culture réjouit, la culture fait rire, la culture, c’est ce qui rend intelligent, ce qui fait partage. En tout cas, c’était notre ligne éditoriale, avec un fonctionnement basé plutôt sur des affinités électives. Dans la mesure où c’était une émission hebdomadaire, nous n’avions pas le temps de la critique ou de la polémique ; celles-ci se faisaient en amont, dans des choix très éclectiques et grâce aux sensibilités très variées de chacun des membres de l’équipe. Les invités étaient des gens que nous avions envie de questionner, dont nous avions envie de faire partager les partis pris, les expériences de vie… Nous avions une conception plus anthropologique que spectaculaire ou artistique de la culture.
MarCel : comment choisissiez-vous vos invités exactement ?
Philippe Lefait : l’équipe, composée de quatre journalistes, de Thérèse Lombard, de deux assistantes et d’un documentaliste, est suffisamment éclectique dans ses goûts, dans ses sensibilités, pour que le panel soit très largement couvert. A charge pour le présentateur que je suis de porter ce que je n’ai pas forcément choisi. En même temps, dans nos modes de fonctionnement et dans la manière dont je travaille, j’ai toujours lu, j’ai toujours vu, j’ai toujours été au théâtre avant de parler d’un livre, d’un film, ou d’une pièce. Pour moi c’est un principe. Cela peut apparaître comme un luxe. C’est d’abord du travail. D’autres confrères préfèrent cumuler les émissions mais je me demande quand ils prennent le temps de lire…
MarCel : à sa création, Des mots de minuit annonçait s’inscrire dans un système hors promotion, pas forcément au cœur de l’actualité littéraire, musicale… Or les derniers invités de l’émission sont présentés sur le site Internet avec la mention de leur dernière parution. N’y a-t-il pas là un paradoxe ?
Philippe Lefait : nous étions contraints par mesure d’économies d’enregistrer deux émissions tous les quinze jours. Trouver des gens disponibles n’est pas toujours évident, sauf s’ils ont une actualité. Nombre d’artistes que nous faisons venir produisent leurs disques à compte d’auteur. Nous recevions des invités peu connus, peu médiatisés dans tous les domaines, C’est un « deuxième choix » dans le mainstream actuel, mais pour nous c’est un caviar. C’est le « premier choix » qui est réducteur. Il écume tous les plateaux de télévision.
MarCel : avez-vous essuyé beaucoup de refus ?
Philippe Lefait : non, l’émission est une marque, qui a bonne réputation. Les invités venaient donc volontiers.
MarCel : en ce moment, on ne parle que d’une nouvelle émission musicale, Alcaline, qui remplacerait Taratata, comme si la culture se limitait un peu à la musique. Le reste, c’est « chiant » ?
Philippe Lefait : la question, ce n’est pas que ce soit chiant ou pas, pour reprendre votre terme, mais que ce soit regardé. Depuis quarante ans, les politiques ont inscrit le Service Public et le paysage audiovisuel français dans des logiques de concurrence qui ont plus à voir avec le commerce et le marketing, qu’avec la pensée d’un Service Public intelligent. Cette idée de concurrence, je pense qu’elle est fondamentale dans la manière dont on imagine aujourd’hui les programmes. Est-ce que la musique est « the point » culturel ? Non je ne crois pas. Quand on regarde l’offre de France Télévisions, on n’est pas dans une offre musicale a priori. Sur France 5 par exemple, vous avez une offre très diversifiée. La grande librairie ou encore l’émission de Laurent Goumarre, qui est un magazine culturel quotidien en sont deux exemples.
MarCel : l’une des caractéristiques d’Alcaline sera l’absence de présentateur. Qu’en pensez-vous ?
Philippe Lefait : ça ne me dérange pas du tout. Dans la manière dont se pratique le numérique aujourd’hui, je ne suis pas persuadé que l’incarnation soit encore quelque chose de porteur, à échéance d’une ou deux générations.
MarCel : Des mots de minuit était une émission culturelle sur une chaîne du Service Public, au service, donc, de l’intérêt général. Cette suppression ne va-t-elle pas priver le plus grand nombre d’un accès à l’information culturelle ?
Philippe Lefait : le plus grand nombre, pas forcément (rires). A partir du moment où un directeur des programmes s’appuie sur cette idée que « généraliste », ça ne veut pas forcément dire « culturel », et prétend que trois magazines culturels, c’est sans doute un magazine culturel de trop, on peut effectivement se poser la question du sens du Service Public. N’est-on pas plus dans des logiques de rentabilité ? A mon sens, l’offre culturelle se réduit : on pouvait estimer que Grand public et Des mots de minuit étaient complémentaires et ouvraient un large spectre d’accès à la culture. Aujourd’hui ne restent plus que Grand Public et une émission de débat, certes très intéressante, mais qui ne questionne pas la création, ce que proposait Des mots de minuit. Et j’ajoute une chose extrêmement importante : même à 1h30 du matin, nous n’attirons pas que les patrons de théâtre ou les « cultureux » qui rentrent du cinoche, nous avons notre « grand public ». Il a des horaires décalés. Le serveur de café, l’infirmière, ou le chauffeur de taxi ont un vrai intérêt pour cette émission et ce qu’elle leur offre de différent et de non classique dans le traitement, dans l’approche culturels.
MarCel : comment connaissez-vous la composition de votre public ?
Philippe Lefait : grâce au courrier des téléspectateurs. Il y a plus de gens « ordinaires » qui regardent notre émission que de stratèges qui font la télévision publique…
MarCel : donc l’image d’une émission très sobre, très épurée, anti-bling bling, un peu élitiste, c’est complètement faux ?
Philippe Lefait : anti-bling bling, oui, épuré oui mais peut-être manquions nous de quelques moyens. En tout cas élitiste non. Surtout pas élitiste. Tout sauf élitiste. Nous sommes un magazine pour les pauvres. Nous sommes un magazine pour le peuple, pas pour la foule. Il peut y avoir foule à 20h30, il y a peuple à 1h30 du matin. C’est clair, c’est évident. Et nous traiter d’élitiste, c’est nous accuser d’avoir la rage.
MarCel : selon vous, quel est l’avenir de la culture à la télévision ? Y en a-t-il un ?
Philippe Lefait : j’ai deux choses à répondre à ça. Oui, il y en a forcément un, ne serait-ce que pour se donner encore un peu de bonne conscience. Non, il n’y en a pas, s’il s’agit d’aller toujours vers le plus facile. C’est toute la question du mainstream aujourd’hui, de la culture de masse. Cela fait soixante dix ans qu’on parle de la culture de masse, mais si la culture n’est qu’un divertissement, c’est dramatique. Et aujourd’hui, on a l’impression que la culture devient à prétexte à ameuter les foules, à faire de « l’abruti fidèle », une autre manière de parler du temps de cerveau humain disponible. L’idée de cette émission, ce n’était pas de parler des livres pour en parler. C’était de partir d’un livre pour faire partager l’expérience de celui qui l’avait écrit. De recréer de la communauté. Et il faut l’affirmer. On peut être noyé sous un déluge d’images dites culturelles qui ne sont jamais que des images qui déferlent et qui noient. On peut noyer dans le culturel ou dans le pseudo-culturel.
MarCel : vous pensez que les artistes sont les mieux placés pour parler de leurs propres œuvres ?
Philippe Lefait : je pense qu’il faut qu’un artiste ou qu’un écrivain soit capable d’abandonner son travail au regard de l’autre. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’à un moment l’art existe. Le tableau n’existe que pour celui qui le regarde. Donc la critique est nécessaire. En revanche, si faire un magazine culturel c’est questionner l’acte de création, je pense qu’effectivement, seul un artiste, peut en parler, même mal. Si la faille est ce qui fait créer, c’est ce lieu-là qu’il faut questionner.
MarCel : aujourd’hui, peut-on encore informer/cultiver sans distraire ?
Philippe Lefait : oui, si on hiérarchise correctement. Le tout-info est un poison pour une information substantielle, Il induit des modes de rapports consommatoires à l’actualité, à l’information. Je suis caricatural, mais à partir du moment où vous êtes dans cette déferlante-là, lessivé par cette machine à produire en continu, vous ne faites plus la différence entre une étape du Tour de France et un génocide au Rwanda, entre les humeurs de Lady Gaga et la réforme fiscale nécessaire à un grand État démocratique comme la France. Cela induit aussi chez celui qui est chargé d’élaborer l’information ou de la relayer, des manières de faire qui l’apparentent plus à un vendeur qu’à un journaliste. Dans aucun des deux cas on ne parle du citoyen. On parle d’un vendeur et d’un consommateur. De mon point de vue, c’est le problème majeur.
MarCel : les journalistes sont-ils alors encore des journalistes ?
Philippe Lefait : je ne suis pas gentil avec mes confrères ! Je pense qu’il faut réfléchir à ce métier. Ce métier tel qu’il a été conçu est une espèce en voie de disparition. Donc il faut le réinventer, avec notamment cette part de contributif qui vient du commun des citoyens. Et puis surtout, il faut le réinventer par rapport à cette idée que le journaliste ne serait plus un médiateur mais un immédiateur. Entre le moment où quelque chose se passe et le moment où ce qui s’est passé est reçu, il y a le lieu d’une médiation qui est journalistique. Or cette médiation demande une temporalité particulière. Si vous supprimez cette médiation, parce que la technologie le permet, on est dans l’immédiation. Si on est dans le débit permanent, le problème de fond se pose : quand vais-je m’arrêter sur une information qui pourrait être sensible, constructive en termes de citoyenneté ? De mon point de vue, on est entrés aujourd’hui dans cette ère de l’immédiateté, qui fait que le risque pour le journaliste, c’est de n’avoir qu’à remplir les tuyaux, sans avoir la possibilité de réfléchir à ce qu’il a vu et sans avoir la possibilité d’être honnête dans sa relation de ce qu’il a vu. Aujourd’hui, on ne lui demande pas d’être honnête, on lui demande d’être immédiat.
MarCel : comment réinventer la profession dans ces conditions ?
Philippe Lefait : il faut réfléchir au tout-info qui peut s’apparenter à de la segmentation de marché ou à une captation d’attention permanente. On trouve ça formidable d’être à côté des tours qui vont s’effondrer ou du volcan sur le point d’entrer en éruption. Mais, what else ? Qu’est-ce qui fait sens ? Le tout-info fait tout sauf sens et ne repère rien du tout. Le tout-info disperse et surtout fait de l’abruti fidèle, pour reprendre une expression de Marcel Jullian, un ancien directeur de la télévision publique.
MarCel : c’est la société du spectacle dénoncée par Guy Debord. Vous pensez qu’on y est vraiment ?
Philippe Lefait : je pense qu’on l’a dépassée ! On n’est même plus dans l’illusion. On a dépassé le stade de l’illusion. On est dans le courant. Chez Debord, il y a une dimension de fascination : il s’agit quand même de trouver le lapin. Aujourd’hui, il n’y a même plus besoin de trouver le lapin, aujourd’hui, le lapin est dans le courant. C’est en ce sens que l’on a dépassé l’illusion-même qui structure la société du spectacle. Elle avait une temporalité. Nous sommes désormais dans un espace de flux.
MarCel : on en arrive au cynisme de Patrick Le Lay, déclarant tranquillement vendre du « temps de cerveau humain disponible à Coca-Cola ».
Philippe Lefait : non, Patrick Le Lay est honnête. Il fait du commerce. La vraie question, c’est la manière dont la droite et la gauche ont inscrit, il y a quarante ans, télévision publique et télévision privée dans des logiques de concurrence qui n’ont rien à voir avec une réflexion citoyenne. Le problème vient des politiques qui libéralisent, sans se rendre compte. Je ne pense pas que Mitterrand a été un grand suppôt du capital, c’est lui qui a fait les radios libres, il les a pensées en termes de liberté. Sauf que le marché est arrivé et le marché est un prédateur.
MarCel : en 2009, Nicolas Sarkozy a supprimé la publicité dans le but de libérer le Service Public de sa dépendance à la concurrence et lui redonner une liberté de ton, cela a-t-il eu l’impact attendu ?
Philippe Lefait : je serai bref là-dessus. On peut estimer que le beau discours cache des amitiés particulières. C’est un beau cadeau au privé, habillé avec un argument qui est recevable, y compris à gauche. Sauf que l’intention n’est pas celle de l’argument. Le problème qui s’est posé à la chaîne est le suivant : à partir du moment où on lui supprimait une partie de ses revenus, il fallait compenser. Or l’État ne s’est pas engagé à compenser au centime près et par ailleurs ne s’est pas engagé à compenser sur la pérennité. Aujourd’hui on est dans ce financement bancal qui fait que, quand l’État est en crise, tout le monde trinque, y compris les entreprises publiques. Et en ce qui concerne Des mots de minuit, la suppression de la publicité n’a eu aucun impact, on est toujours passé aussi tard !
MarCel : pensez-vous qu’il y a un moyen d’échapper à l’homogénéisation due à la logique de marché, dont parle Bourdieu dans son essai Sur la télévision ?
Philippe Lefait : il y a des jeunes générations qui s’abrutissent et se perdent sur la toile ; en même temps la toile est un extraordinaire outil pour d’autres. On est à un point de bascule : ou le marché triomphe et réussit à faire des milliards d’abrutis fidèles, ou il y a quelque chose de l’ordre du besoin de culture de n’importe qui, quelle que soit sa place dans l’échelle sociale, qui fait que l’on se ressaisira, et que l’on réinventera des médiations qui permettront d’éviter la noyade dans l’immédiateté du tout-info.
MarCel : paradoxalement, alors qu’on se lamente de la mort de la culture dans les médias grands publics, France Culture était en 2011 la troisième radio la plus podcastée. La radio peut être un média plus propice que la télévision à la diffusion de la culture ?
Philippe Lefait : non, parce qu’il y a toujours le visuel. C’est difficile de parler de chorégraphie ou d’architecture à la radio, s’il n’y a pas de visuel… On est dans une société qui regarde et qui se regarde.
MarCel : pourtant une émission comme Le masque et la plume, parle bien de cinéma ou théâtre…
Philippe Lefait : oui mais Le masque et la plume est une émission de critique. C’est un regard sur le cinéma, mais on n’est pas dans le cinéma. Elle peut me donner envie d’aller voir un film ou pas, c’est incitatif ou ça ne l’est pas. En revanche, l’émotion n’est que dans la salle, elle n’est que devant la toile, ou elle n’est que dans la lecture. La radio dit, mais ne peut pas dire ce qui est visuel ou ne peut que critiquer le visuel. Je ne vois pas comment on pourrait se priver d’images. Les gens qui se privent de télé aujourd’hui ne se privent pas d’images : ils se privent du déferlement.
MarCel : et, par rapport à cette idée de podcast, de conservation et réécoute à l’envi d’un contenu, que pensez-vous des systèmes de VOD ou de replay, avez-vous des moyens de savoir si votre émission sur Pluzz était visionnée, et par combien de personnes ?
Philippe Lefait : non, pas encore. Pour le coup, je ne suis pas persuadé que Médiamétrie intègre le visionnage décalé mais c’est à vérifier.
MarCel : envisagez-vous d’explorer de nouveaux formats, de nouveaux supports de diffusion, comme par exemple le web sur lequel Nagui a annoncé continuer Taratata ?
Philippe Lefait : pourquoi pas, oui. Je pense que la technologie reste suffisamment surprenante pour qu’on puisse l’utiliser à bon escient. Mais en termes de modèle économique, il est plus facile pour une émission comme Taratata de trouver des mécènes, notamment dans l’industrie du disque.
MarCel : la pétition lancée par des téléspectateurs pour sauver votre émission a recueilli à ce jour près de 6 500 signatures. Est-ce que cela peut avoir un impact ?
Philippe Lefait : non aucun. Mais c’est un bon témoignage. C’est un rapport direct de 6 000 spectateurs à leur télévision : ce qu’ils attendent, ce qu’ils trouvent, surtout dans cette émission-là, et ce qu’ils en veulent. C’est intéressant de voir qu’on n’est pas dans la caricature d’un spectateur qui ne serait intéressé que par une culture haut de gamme.
MarCel : concrètement, que va-t-il se passer pour vous et votre équipe dans les semaines et mois à venir ?
Philippe Lefait : une partie de l’équipe est en CDD, donc pour elle l’aventure s’arrête. Et c’est bien dommage car ce sont d’excellents éléments. Pour les autres, qui sont en CDI, a priori, nous sommes toujours salariés de France 2.
MarCel : vous avez enregistré toutes les dernières émissions ?
Philippe Lefait : oui, mais nous avons encore le tournage d’un « Carnet de route » à Marseille qui sera diffusé le 21 août. De mon point de vue, il pourrait s’agir d’un prototype, d’un format que nous pourrions pérenniser sous forme de mensuel. Je doute que la chaîne ait de l’argent pour cela mais pour nous, c’est bien aussi de pouvoir travailler sur des formats, dans des régions, et dans des contextes différents.
MarCel : un mot de la fin ?
Philippe Lefait : deux formules, l’une d’Arthur Schopenhauer : « Vous n’avez aucune chance, mais saisissez-la ! » et l’autre d’Alphonse Allais : « A quoi bon prendre la vie au sérieux, puisque de toute façon nous n’en sortirons pas vivants ? ». Elles bornent bien cette magnifique aventure de treize années avec cette équipe-là. Elles nous renvoient à l’humilité et à la sagesse.
Crédit photos : © Gilles Gustine / Ftv
On a le sentiment qu’avec cette très intéressante et exclusive interview, Le Monde en Nous prend une autre dimension; son envol, en quelque sorte.
Une interview rondement menée.