22 novembre 2024

« Des objets de rencontre » de Lise Benincà

Après Balayer, fermer, partir (Seuil, 2008) et Des oiseaux du paradis (Ed. Joëlle Losfeld, 2011), voici le dernier livre d’une jeune auteure qui n’occupe pas les médias, mais qu’il faut absolument découvrir ! C’est un livre original et passionnant, à la fois récit d’une rencontre avec des êtres humains, des objets qui reprennent une seconde vie et une réflexion sur l’écriture, sur l’importance des livres dans notre vie à tous.

Le livre est sous titré « une saison chez Emmaüs ». L’auteur a été en résidence chez Emmaüs Défi, rue Riquet à Paris. Lise Benincà est écrivain – pas journaliste -, son projet n’est pas de faire un reportage sur la réinsertion par le travail des cabossés de la vie, ou sur les travailleurs sociaux, les bénévoles qui les accompagnent. C’est en tant qu’écrivain, donc, qu’elle va s’installer neuf mois (!) pour mener à bien son projet, « neuf mois pendant lesquels je prendrai pour sujet d’écriture ces objets qui, passés de main en main, finissent par atterrir dans les cartons d’Emmaüs ». Un projet, un sujet à la Pérec. Cette filiation, elle la revendique, citant souvent son auteur de prédilection.

Mais la tâche s’avère difficile… Dans le premier chapitre, Lise Benincà glose sur son sujet, ses intentions : « Écrire, récolter, écouter. Dans le lieu même, au milieu des gens qui vendent et qui achètent. C’est une mise en scène de l’écrivain, qui glane ses histoires dans le passé imaginé, mais aussi dans le présent actif autour de lui ». Et la difficulté, ce ne sera pas de se faire admettre parmi les compagnons d’Emmaüs, assez vite elle trouve sa place, échange avec les uns et les autres, propose des ateliers d’écriture (des descriptions d’objets par exemple, ou un exercice à la Pérec sur le modèle « Je me souviens »), même si elle parle de ses scrupules de relative nantie au milieu de ces gens « qui reviennent de loin » ou « qui arrivent de loin au sens propre » comme elle dit , sans parler des bénévoles ou travailleurs sociaux, des gens qui ne se contentent pas de parler mais qui agissent… La difficulté, c’est de réaliser son « sujet d’écriture », même si le terme est modeste, l’ambition est grande. Il ne s’agit pas de faire un essai, un reportage (d’ailleurs, elle évoquera l’article d’une journaliste du Monde sur « deux gars de la rue », qu’elle trouve un peu condescendant). Comme Pérec transfigurait la réalité des « choses », des « espèces d’espaces » en les décrivant minutieusement, Lise Benincà doit décrire, donner vie à ces hommes, ces femmes et ces choses de la rue Riquet. Comme Pérec, elle a l’angoisse de la page blanche (c’est le titre d’un de ses chapitres…). Pérec, comme Queneau, se donnait des règles, des cadres pour échapper à cette angoisse. Mais sans doute ça ne suffit pas… L’Oulipo, c’est ludique, cela procure du plaisir, mais pas d’émotion. Or le propre de l’œuvre littéraire, c’est de procurer de l’émotion. Au commencement était l’émotion, comme disait Céline… et c’est bien ce que parvient à faire Pérec en nous donnant sa vision personnelle du monde. Il faut passer par le jeu pour libérer la parole, comme le montre par exemple W ou le Souvenir d’enfance. L’Émotion, pas le pathos… Il me semble que Des objets de rencontre peut s’inscrire dans cette perspective.

Alors quelle forme donner à cette plongée dans le monde d’Emmaüs ? Comment ne faire ni un reportage, ni un roman, ni une autofiction ?… En se mettant elle-même en scène en tant qu’écrivain, en nous faisant part de ses difficultés, de ses doutes, de ses peurs. Cela aussi, bien des écrivains l’ont fait depuis Diderot… Elle s’installe sur un bureau différent chaque semaine, puisque chaque samedi, ce bureau sera mis en vente, et elle fait son travail : chaque semaine, elle expose un objet et un texte sur cet objet. Comme les compagnons restaurent les objets, les transforment, les embellissent pour mieux les vendre, elle, elle les transforme en écriture. C’est un travail comme un autre… Mais justement pas tout à fait… Et finalement, ces textes restent parfois un peu des exercices d’écriture, comme ceux de son atelier, mais pas tout à fait non plus… puisque ces objets sont mis en scène, installés dans un vieux frigo, à l’intérieur repeint dans une teinte cuivrée : « Dans ce frigo qui les conserve le temps d’une histoire, ils se mettent à parler ». C’est sans doute quand elle évoque les histoires sur des objets comme ces couettes très luxueuses dont le milliardaire propriétaire du Ritz se débarrasse avant une rénovation et qui vont aboutir chez Emmaüs qu’elle atteint la poésie, qu’elle nous donne à voir tout un monde. Et c’est là que passe l’émotion quand elle imagine « ces hommes et ces femmes aux parcours chaotiques souvent passés par la rue, s’endormant le soir dans une couette du Ritz » ou qu’elle rêve en regardant « ces chaussures marquées par les pieds qui les ont portées, talon usé du côté droit, forme d’un orteil un peu trop fort, cheville légère dans une bottine ». Ou quand elle nous parle des livres qu’elle trouve, du sien en particulier, dédicacé à son éditrice et sans doute pas ouvert.

Et puis, elle a une idée géniale, une idée d’écrivain… elle va demander à chacun, salarié, bénévole, de prendre un nom d’objet. C’est amusant, ça dédramatise, et peut-être ça donne à chacun un statut de personnage, ainsi, on fera connaissance de Vélo, de Diadème, Chapeau, Sac-à-dos, et on découvrira un petit bout de leur vie, celle qu’ils mènent, ici, chez Emmaüs, ou un bout de leur parcours avant. Ainsi Diadème qui est celle qui pense la scénographie, qui chaque semaine, crée l’ambiance qui va donner l’envie aux acheteurs d’acheter des objets, des meubles redevenus beaux, grâce à ceux qui les restaurent, les repeignent et donner aussi du plaisir à ceux qui les vendent. Et c’est elle qui aura l’idée du frigo : surprenant l’écrivaine « en plein désarroi », elle lui propose « la malle à histoires » (le frigo). « Voilà, tu es chez toi ». Le cadre est donné… Le travail peut commencer… Et tous ces hommes, ces femmes, les Soliflore, Moteur, Feuille d’or prennent vie sous la plume de celle qui travaille au milieu d’eux, rit avec eux, les écoute sans jamais de condescendance ou de pitié.

Le dernier mot, elle le laissera à Giono, qui médite sur les hommes et la nature où « Rien n’est mort. La mort n’existe pas ». C’est bien ce qu’a montré ce livre, les objets passent de main en main, ils ont plusieurs vies, les hommes, les femmes, qui étaient au bout du rouleau, retrouvent un sens à leur existence, retrouvent la chaleur et la fraternité humaines qui les font revivre. Mais on n’est pas non plus dans l’optimisme béat, tout ne finit pas toujours bien… De même que certains objets irrécupérables finissent à la poubelle, de même, tous ceux qui arrivent chez Emmaüs ne s’en sortent pas forcément… L’important, c’est d’essayer.

Lise Benincà, avec ce livre au beau titre, a ajouté sa pierre à l’édifice, un livre qui ne ressemble à aucun autre, avec sa forme un peu hybride, mais il est de ces livres « prêts à tout pour aider le monde à tenir debout ».

Photo Emmaüs défis Bric-à-brac Riquet © B.Portailler

Pour en savoir plus :

Denise M.

Pas d’état civil, ni dieu ni maître, je ne me définis que par mes passions. Pêle-mêle : Duras, Céline, Colette, Pascal et Simenon, Kundera, Modiano, Auster et Aswany et plein d’autres. Au cinéma Resnais d’abord, Tati, Fellini, Chabrol, Varda pour les vieux ; Ozon, Desplechin, Audiard, les Coen, Dolan, stop, c’est frustrant de ne pas pouvoir les citer tous. (Et les Argentins, les Japonais, les Coréens et… et…). À part ça, piéton de Paris, la seule ville où on peut vivre… et sinon me baguenauder à travers le monde, en Asie, en particulier, sans rien organiser…

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