22 novembre 2024

« Espace vital » : « une fiction stupéfiante, bouillante d’actualité »

Dans le tout petit espace scénique du Théâtre noir du Lucernaire, les trois comédiens de la Compagnie Hercub’ interprètent Espace vital d’Israël Horovitz : ils font entrer sur scène pas moins d’une cinquantaine de personnages qui se déplacent dans de multiples lieux, de l’Allemagne au Massachusetts et en Israël ! Le tout dans un rythme endiablé qui nous a tenus en haleine pendant une heure et demie !

La compagnie Hercub’ a créé la pièce à Avignon en 1997, et Horovitz dit qu’en se relisant, il s’est rendu compte qu’il l’avait écrite pour elle. L’auteur et les acteurs, qui ont collaboré à plusieurs reprises, partagent la même conception du théâtre, un théâtre accessible à tous, qui doit être « une fête », « un plaisir » et, en même temps, « refléter l’état du monde » et ouvrir le débat. C’est bien ce que nous avons ressenti pendant le spectacle ! La pièce a été légèrement réactualisée, il y a des portables et les jeunes ont le langage d’aujourd’hui.

L’idée de la pièce est « fantasque », comme le dit Horovitz : le chancelier Stroiber a un projet incroyable, il veut inviter six millions de Juifs à venir s’installer en Allemagne (on est au début du XXIème siècle, époque futuriste en 1997, et qui est devenue notre présent…) ; il s’agit d’effacer la honte des Allemands vis-à-vis des Juifs, de leur offrir un espace vital pour conjurer celui qu’avait promis Hitler, le Lebensraum. Le message passe par les média du monde entier, représentés sur scène par des cadres de TV que les comédiens vont exploiter avec ingéniosité. Surprise, inquiétude, enthousiasme, méfiance chez les Juifs des États-Unis, d’Australie, d’Italie et d’ailleurs, et puis les premiers « citoyens Stroiber » arrivent. Cela va crescendo, c’est un afflux de migrants qui débarquent, à peu près bien acceptés d’abord, puis de plus en plus difficilement ; on passe de l’accueil cordial au rejet raciste de plus en plus violent. Ironie dramatique, paradoxe cruel, c’est l’antisémitisme qui est rallumé dans un pays qui tentait de l’oublier. Les conséquences économiques déclenchent des grèves. En 2015, la pièce résonne étrangement à nos oreilles, aux migrants juifs se superposent les migrants syriens et cette fiction fantaisiste et souvent cocasse invite à s’interroger sur l’accueil fait aux réfugiés, mais aussi sur les problèmes posés par cet afflux massif.

Théâtre didactique ? Non, grâce à la mise en scène ultra rapide : les séquences s’enchaînent à toute vitesse, les comédiens passent d’un personnage à l’autre en enfilant un manteau, en mettant un chapeau (tous ces éléments de costume sont sur un portant sur la scène), ils passent de l’accent yiddish à l’accent italien, ou du ton compassé d’un professeur d’université au parler « djeune » d’un adolescent américain. Ils peuvent être tour à tour un docker américain, un homosexuel italien, une très vieille femme et une très jeune fille. Le décor est unique pour des lieux multiples et ce, grâce à quelques accessoires utilisés avec une extrême inventivité, des objets miniatures par exemple… vous verrez lesquels. Ce jeu tourbillonnant nous surprend toujours, nous amuse, nous fait passer du rire à l’effroi, il y a des évocations de la Shoah et des blagues juives, des morts et des scènes d’amour, des vengeances terribles mais très drôles, des discussions sur l’économie et des disputes comiques entre deux vieux juifs. Bref, on ne s’ennuie jamais, on ressort un peu sonné, avec un regard neuf sur notre vieux monde. C’est du vrai théâtre ! Avec un texte écrit pour le théâtre, des comédiens qui n’ont pas fait qu’une performance technique, mais ont fait partager leur enthousiasme et leurs émotions aux spectateurs, y compris parmi eux, toute une classe de très jeunes lycéens, et on sait que ce n’est pas un public toujours facile… Gageons qu’ils sortiront avec une perception peut-être plus complexe de l’actualité…

Pour en savoir plus :

Denise M.

Pas d’état civil, ni dieu ni maître, je ne me définis que par mes passions. Pêle-mêle : Duras, Céline, Colette, Pascal et Simenon, Kundera, Modiano, Auster et Aswany et plein d’autres. Au cinéma Resnais d’abord, Tati, Fellini, Chabrol, Varda pour les vieux ; Ozon, Desplechin, Audiard, les Coen, Dolan, stop, c’est frustrant de ne pas pouvoir les citer tous. (Et les Argentins, les Japonais, les Coréens et… et…). À part ça, piéton de Paris, la seule ville où on peut vivre… et sinon me baguenauder à travers le monde, en Asie, en particulier, sans rien organiser…

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