22 novembre 2024

« Les Proies » (« The Beguiled »)

Les Proies. Avant tout, il s’agit de trois documents très différents, découverts successivement, parfois à des dizaines d’années d’intervalle : chronologiquement, d’abord le livre de Thomas Cullinan, paru en 1966 et qui vient seulement d’être traduit en français (éditions Passage du Nord-Ouest, Collection Short Cuts). Puis le film qu’en a tiré Don Siegel en 1971, film « culte » presque jamais diffusé à la télévision depuis lors, interprété par Clint Eastwood, Geraldine Page, Elisabeth Hartman et Jo-Ann Harris. Et enfin celui qui vient d’être présenté à Cannes par Sofia Coppola et qui sortira en France fin août 2017, avec dans les mêmes rôles Colin Farrell, Nicole Kidman, Kirsten Dunst et Elle Fanning.

L’argument en est très simple : tout à la fin de la guerre de Sécession, dans l’enceinte d’un improbable pensionnat de jeunes filles situé dans l’un des États du Sud (il n’est pas clairement désigné), en plein milieu d’une zone de combats, une élève découvre le sergent John McBurney, un soldat nordiste, gravement blessé à la jambe, et l’aide à se traîner jusqu’au pensionnat où on le soignera en urgence, en attendant qu’il soit suffisamment rétabli pour que la directrice le remette à l’armée sudiste cantonnée près de là (on sait qu’elle n’est pas tendre envers les prisonniers yankees blessés).

Bien sûr, ce projet ne se fera pas : seul homme jeune et séduisant dans ce gynécée où huit femmes (la directrice, une enseignante, la domestique/esclave noire et cinq élèves adolescentes) sont enfermées depuis plusieurs années en pleine frustration affective et sexuelle, McBurney va tout faire pour séduire tour à tour chacune d’elles, en touchant leurs différents points faibles, car il comprend bien qu’il y va de sa survie. Mais, en tissant ainsi une sorte de toile d’araignée aux fils dangereusement proches, en flirtant aussi constamment avec le danger dans ce microcosme fermé, extrêmement réprimé et puritain (et on ne saura jamais ce qu’il éprouve réellement : désir sexuel de soldat frustré, calcul, ou simple instinct de conservation ?), il va réveiller des secrets enfouis, faire surgir des antagonismes, déclencher des passions violentes et, évidemment, cela se terminera très mal.

Les Proies, Don Siegel

Sans dévoiler la fin de l’histoire et sans que j’en connaisse encore tous les avatars (le film de Sofia Coppola ne sortira qu’en août, et je n’en ai vu que la bande annonce – il est possible d’ailleurs que je revienne à ce moment-là compléter cet article), je voudrais ici relever les différents points de vue que j’ai notés sur cette histoire, et qui me semblent passionnants.

J’avais vu le film de Don Siegel à sa sortie : j’avais alors 21 ans. Le sentiment principal que j’avais éprouvé à cette époque était une sorte d’effroi devant la tension sexuelle évidente qui planait sur toute cette histoire, très liée au sang et à la mort, avec des images symboliques très violentes. Je viens enfin de revoir le film et je retrouve, avec un peu plus de distance, cette sensation dûe, à mon avis, au regard très sombre de Siegel sur la nature humaine, et aussi au talent des interprètes, notamment Clint Eastwood, condensé de séduction et d’ambiguité, et Geraldine Page, extraordinaire dans son rôle de quadragénaire dangereusement refoulée.

Pour le reste, on sentait bien qu’il n’avait pas bénéficié d’un gros financement : du pensionnat, simple décor, on ne voyait qu’une seule pièce, et guère davantage le parc en friche autour, la majorité des images étant des gros plans sur Clint/McBurney et chacune de ses partenaires, souvent éclairés à la bougie. Cette nécessaire économie de moyens, en revanche, amenait à des raccourcis saisissants et des scènes synthétiques réellement effrayantes.

"Les Proies", Don Siegel (1971)
« Les Proies », Don Siegel (1971)

Juste avant de revoir le film, j’ai lu enfin le livre de Thomas Cullinan. C’est un gros pavé (603 pages, avec des notes historiques très fouillées sur la guerre de Sécession), passionnant mais assez inégal, avec des longueurs. Il est très différent du film, tout en racontant la même histoire, car chacune des femmes ou jeunes filles y prend tour à tour la parole, chronologiquement, à la suite de la précédente, dispositif qui fait de McBurney un pivot immobile autour duquel tout gravite (lui-même n’a pas voix au chapitre, et ne raconte jamais sa version des faits) et qui donne un récit choral et un peu éclaté. Car, bien entendu, il est entremêlé de nombre d’observations, d’états d’âme et de justifications des unes et des autres.

"Les Proies", roman de Thomas Cullinan

Le nombre de narratrices (7) rend parfois le cheminement du lecteur un peu malaisé, mais en même temps il élargit considérablement la perspective par rapport au film : c’est là qu’on voit que si cette sexualité féminine est bien omniprésente, elle n’est pas la seule (ni peut-être même la principale?) source de névrose dans ce pensionnat. Il y a en a au moins deux autres : la cruauté de la guerre, et le racisme larvé, qui conduisent à une haine de soi et diverses frustrations dont McBurney ne sera que le révélateur.

Cette guerre, et le film de Siegel ne le montre pas du tout (et encore moins, je suppose, celui de Coppola, dans lequel, d’après les images que j’ai pu en voir, le pensionnat est une splendide demeure du type Autant en emporte le vent, où l’on se meut avec élégance au milieu d’un mobilier raffiné), elle a fait des ravages dans la vie quotidienne du Sud, amenant cette école improbable et ses habitantes à vivre dans le manque, la pauvreté et la crasse. Certes on sauve (un peu) les apparences : on donne ou suit des cours, on joue du piano, on dîne en robe de velours, mais on ne se lave jamais les pieds, on garde des trainées de morve ou de larmes sur son visage, on mange des racines, de la bouillie, parfois des dindons sauvages tués dans les bois, on fait du café avec des glands, et certaines boivent de l’alcool en cachette… Cette conscience des corps en souffrance, cette desespérance de la vie présente et future, prémonition de l’irrémédiable défaite sudiste, c’est essentiel dans le livre.

De même que le racisme, si refoulé qu’il en est inconscient, mais effrayant, susceptible même d’amener à tuer pour ne pas dire. Même Hallie/Mattie, la servante esclave qui devrait sympathiser avec le sergent nordiste se range délibérément dans le camp de son Sud, épouvantée comme les autres – plus peut-être ? – à l’idée que l’une des jeunes dames présentes pourrait bien avoir du sang noir… Aussi, pour moi, ce roman prend-il place dans cette littérature du Sud des Etats-Unis, de Carson McCullers à Erskine Caldwell.

Bien sûr, tout cela est gommé dans le premier film et certainement davantage encore dans le second (dont je crains fort qu’il ne soit trop « joli », comme tous les films de Sofia Coppola, même si Colin Farrell me semble très crédible en sergent yankee objet de fantasmes, d’une autre façon que Clint Eastwood, porteur d’un subtil second degré ?)

Les Proies, qui sont-elles ? Lui, ou elles ? Même interrogation pour le titre anglais The Beguiled, qui peut être masculin ou féminin, singulier ou pluriel… Ce film est resté depuis 46 ans dans l’inconscient collectif de ma génération comme le film emblématique du refoulement, et de l’antagonisme sexuel mortel entre un homme et des femmes. J’attends avec impatience de voir ce qu’en auront fait et ce qu’y verront aujourd’hui les nouvelles générations.

Rendez-vous le 28 août ?

Pour en savoir plus :

Claudine Sigler

Après une vie professionnelle dans les bibliothèques, j’aime le cinéma, les livres, le Mexique, la Belgique, les chats, la couture, et j’écris des vers.

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