22 novembre 2024

« Le Maître et Marguerite », exaltante adaptation par Igor Mendjisky

De Mickhaïl Boulgakov
Adaptation et mise en scène Igor Mendjisky

Quelle aventure ! Quel exploit ! Quelle réussite !

Adapter le roman touffu, complexe (près de 600 pages), que Boulgakov mit environ dix ans à écrire (et peut-être encore plus si la mort ne l’avait arrêté en 1940), pour en tirer une pièce de théâtre de deux heures, il faut oser !

Igor Mendjisky, jeune metteur en scène et directeur de la compagnie Les Sans Cou, l’a osé et fait vivre aux spectateurs une expérience exaltante. On est loin des adaptations molles que certains font subir à des textes littéraires écrits pour être lus dans la solitude d’un face à face auteur/lecteur et dans un temps qu’on module comme on veut (600 pages, ici, donc…), l’écriture théâtrale et l’écriture romanesque, ce n’est pas tout à fait pareil… et tel roman passionnant peut devenir terriblemement ennuyeux sur une scène où il faut dès les premières minutes capter l’attention du spectateur. On ne peut revenir en arrière, il faut entrer dans l’action, savoir qui est qui tout de suite… et ne pas s’endormir…

Alors Le Maître et Marguerite… C’est une histoire compliquée, à la structure diabolique, puisqu’il y a trois récits qui s’entremêlent et qu’il serait très difficile de résumer en quelques lignes. On en tirera juste les trois fils pour donner l’argument : le diable, sous les traits d’un magicien nommé Woland, est en visite à Moscou dans les années 30, il est accompagné de divers personnages, sur scène on verra le chat Behemoth qui parle, le tueur Azzazelo et la sorcière Hella. Il rencontre entre autres le Maître, écrivain censuré et donc aigri qui veut détruire son manuscrit qui raconte l’histoire du Christ et de Ponce Pilate, c’est là le deuxième fil, le troisième étant l’histoire d’amour entre le Maître et Marguerite. Donc multiciplicité des lieux, des époques. Ajoutons la diversité des tonalités : fantastique, satirique, humoristique, tragique, allégorique, politique. Et c’est justement ce qui a passionné Mendjisky, « ces limites floues entre fiction et réalité, entre classique et moderne » et, ajoute-t-il, c’est cette audace que s’est permise Boulgakov qui savait que ce texte ne serait pas publié de son vivant, qu’il veut transposer sur la scène.

On assiste donc à une sorte de mise en abyme : une pièce adaptant un roman qui en contient un autre… Et c’est réussi puisque les spectateurs, promenés d’un lieu à l’autre, dans un hôpital psychiatrique à Moscou ou sur une plage à Yalta, ou au sabbat, s’y retrouvent à peu près… et y prennent un grand plaisir. On est tout le temps surpris. Le dispositif scénique tri-frontal rend clair le passage d’une histoire à une autre. Les comédiens sont huit et jouent deux ou trois rôles chacun, ce qui pourrait encore compliquer les choses… Les changements de costumes se font sur scène, les acteurs changent aussi d’accent et même de langue. Ainsi Yeshua (le Christ) parle en grec ancien avec Ponce Pilate et en araméen (ou hébreu ?) avec son bourreau. Sur l’écran qui occupe tout le mur du fond de la scène et qui, ici, n’est pas utilisé de facon artificielle, on voit la traduction des dialogues en langue étrangère, nous entendons le russe aussi, soit à travers la voix basse d’un traducteur, soit dans les chants remarquablement interprétés par Alexandre Soulié. Cet écran joue un rôle aussi dans la dimension fantaisiste et fantastique, par les images, les décors qui y sont projetés, créant une superposition entre l’image et la réalité quand, par exemple, Marguerite en sorcière sort du décor sur son balai. Et Alexandre Soulié qui joue aussi le chat Behemoth a une façon désopilante de se gratter l’oreille comme un gros matou.

Si la pièce nous parle de la Russie des années 30, des difficultés d’y être écrivain, de la folie et des hôpitaux psychiatriques où se retrouve le Maître pour avoir réécrit la rencontre de Ponce Pilate et du Christ, autre histoire violente, de lâcheté, de meurtre et d’incommunicabilité, elle nous parle aussi d’aujourd’hui, je laisse aux spectateurs la surprise de découvrir comment le diable met en scène la tentation. C’est terriblement vraisemblable et très drôle…

Bref, si le roman a été un « choc » pour Igor Mendjisky, la représentation théâtrale l’a été aussi pour nous (même si quelquefois on s’y perd un peu…), nous entraînant dans un tourbillon d’émotion, de rire et de réflexion. Grâce au jeu des acteurs qui tiennent tous leur partition avec maestria. Romain Cottard, parmi ses trois rôles, incarne un diable élégant, farceur, manipulateur et finalement très humain. Igor Mendjisky joue lui-même deux rôles (dont celui d’un dramaturge !) et est très présent sur la scène qu’il a organisée d’une main de maître (!) pour un si jeune metteur en scène.

Courez tous à la Cartoucherie, lieu toujours magique, au Théâtre de la Tempête !

Pour en savoir plus :

Denise M.

Pas d’état civil, ni dieu ni maître, je ne me définis que par mes passions. Pêle-mêle : Duras, Céline, Colette, Pascal et Simenon, Kundera, Modiano, Auster et Aswany et plein d’autres. Au cinéma Resnais d’abord, Tati, Fellini, Chabrol, Varda pour les vieux ; Ozon, Desplechin, Audiard, les Coen, Dolan, stop, c’est frustrant de ne pas pouvoir les citer tous. (Et les Argentins, les Japonais, les Coréens et… et…). À part ça, piéton de Paris, la seule ville où on peut vivre… et sinon me baguenauder à travers le monde, en Asie, en particulier, sans rien organiser…

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