Il y a un an, j’ai eu le plaisir d’assister à l’unique représentation de la troupe amateur de la scène nationale de Sénart : Histoire de familles. Une sélection de textes de quatre grands auteurs contemporains, autour de la famille, soigneusement choisis, dirigés et mis en scène par Aline Le Berre et Sylvie Orcier, les deux responsables de l’atelier depuis sa création en 2014. L’occasion d’être agréablement surprise par le niveau d’exigence et la qualité du rendu, et de découvrir le monde du théâtre amateur qui m’était inconnu. Ce samedi 30 juin, la troupe sera à nouveau sur scène pour présenter une Soirée chez Tchekhov. Retour sur ma rencontre avec les deux metteuses en scène.
3 juin 2017. Sur la scène plongée dans l’obscurité, deux grands carrés de lumière dans lesquels se tiennent, face à face, le notaire et Jeanne et Simon, deux jumeaux dont la mère vient de mourir. L’homme leur annonce qu’ils doivent remettre une lettre à leur père, qu’ils croyaient mort, et à un frère, dont ils ignoraient l’existence. Ainsi s’ouvre cette représentation amateur de trois heures (!), avec une version resserrée d’Incendies de Wajdi Mouawad, épopée poétique bouleversante sur l’identité, la filiation, la transmission, l’(in)humanité, sur fond historique de guerre (du Liban, qui n’est jamais nommée). Dès cette première scène, et tout au long des différents tableaux, dont certains très beaux avec des clairs-obscurs tranchants et mystérieux, on est enchanté par le soin accordé à la lumière, au son, et à la gestion de l’espace de ces comédiens qui sont, pour la plupart d’entre eux, novices.
Un peu plus tard, à peine a-t-on eu le temps de se remettre de la révélation d’Incendies, qu’on est plongé dans un nouveau drame familial, celui de Festen, adapté du film de Thomas Vinterberg, dont la troupe reprend la première partie. Le dispositif scénique est ici différent, avec une utilisation pertinente et réussie de la vidéo : les comédiens sont filmés en direct arrivant de l’extérieur du théâtre comme les invités qu’ils incarnent, ou bien scrutés lors du dîner, leur malaise projeté sur grand écran en arrière-plan. Le procédé, régulièrement utilisé aujourd’hui, est bien maîtrisé et évoque intelligemment le mouvement du Dogme95, initié par Lars von Trier et Thomas Vinterberg lui-même, et dont Festen est l’un des grands représentants.
Après un intermède plus léger, une saynète tirée de La réunification des deux Corées de Joël Pommerat, un feu d’artifices, dans tous les sens du terme, clôt la soirée avec une adaptation ramassée de son Cendrillon. Une mise en scène très éloignée de l’originale qui lui donne une nouvelle dimension, moins noire, plus comique, avec une fée pétaradante haute en couleurs.
Quatre pièces en une soirée ! Certes écourtées, certes tronquées de certaines subtilités, mais « propres » (la trame générale étant conservée et très compréhensible, même pour quelqu’un n’en ayant jamais entendu parler), bien interprétées et scénographiées. Un travail sérieux qu’on imagine colossal, particulièrement pour les comédiens amateurs, une petite quinzaine, dont certains délivrent un volume de texte considérable. La plupart d’entre eux n’avaient quasiment jamais fait de théâtre avant d’intégrer l’atelier, à l’ouverture du Théâtre-Sénart en 2014. Aline Le Berre et Sylvie Orcier, pourtant habituées à la scène depuis des années, avouent avoir été émues et impressionnées par l’implication de chacun :
« ils ont relevé des défis incroyables. Ce qu’on pouvait espérer de mieux, ils l’ont fait. Même les plus « fragiles » y sont allés, ils nous ont bluffées ! »
« Amateur, c’est un vrai travail »
Le terme « amateur » m’avait toujours évoqué une sorte de sympathique spectacle de fin d’année, plutôt qu’une création véritablement ambitieuse – et je m’en excuse auprès des professionnels qui animent chaque année des ateliers amateurs ! Ce soir-là, j’ai découvert et compris que le travail réalisé avec des « amateurs » était, dans sa philosophie, le même que celui effectué avec des professionnels. En tout cas, Aline et Sylvie, que j’avais rencontrées peu de temps après, tiennent à avoir le même niveau d’exigence : « Amateur, c’est un vrai travail ! Ce n’est pas des « miettes » ! Tu travailles comme avec des pros : ils partent d’un point et tu les amènes à un autre pour obtenir un rendu dont chacun peut être fier. Tu proposes une création d’un bout à l’autre, et ça forme un tout. Ça fait un bien fou, parce que parfois, tu peux atteindre un niveau !… »
Cet atelier est né d’une demande du Théâtre-Sénart, à son ouverture il y a trois ans. Je l’ignorais : les scènes nationales en ont quasiment toutes un. Cela leur permet d’obtenir des subventions, et une forme d’échange se met en place : les participants paient une inscription et s’engagent aussi à assister à des spectacles du théâtre. Patrick Pineau, à la tête de la Compagnie Pipo avec laquelle Aline et Sylvie travaillent régulièrement, était alors artiste associé pour trois ans. C’est ainsi qu’elles sont arrivées sur le projet et l’ont lancé.
Ce premier groupe d’élèves s’est constitué simplement : quinze inscrits (au-delà, il serait difficile de trouver des textes et faire travailler tout le monde correctement), les premiers qui se sont présentés, de tous horizons professionnels, de tous niveaux, sans restriction d’âge. Une première pour quasiment tout le monde, Sylvie n’ayant jamais animé d’atelier auparavant.
La dynamique de groupe
Pour le choix des pièces, elles ont eu, durant trois ans, totale carte blanche. Un petit casse-tête car, au-delà de leurs envies, la sélection se fait en fonction du groupe : il s’agit de prendre en compte le nombre de comédiens, ce qu’ils sont (homme ou femme), ce qu’ils dégagent, leur « boulimie », leur disponibilité, leurs envies également… L’idée est de réussir à contenter tout le monde et que chacun ait « son moment » : « certains vont manifester leurs demandes et nous essayons d’y répondre. Mais ils ont l’intelligence de comprendre que si nous montons des pièces, il y a forcément des partitions différentes. » Les textes sont choisis assez rapidement, car le temps est compté, entre les vacances ou les tournées de la compagnie Pipo, et la masse de travail, énorme.
La première année, elles ont proposé un classique de Shakespeare, Périclès. Surprises par le niveau général de leurs élèves, elles ont décidé de monter la barre encore plus haut la deuxième année, en conservant le même groupe, pour travailler dans la durée. Afin de varier les expériences, leur choix s’est porté sur une sélection de textes contemporains : « nous voulions changer d’écriture pour qu’ils explorent un panel de choses différentes à faire. Au début, ils étaient réticents, ils voulaient refaire du classique et le thème de la famille s’est heurté à des résistances, peut-être inconscientes. Il est arrivé qu’un des comédiens pressentis ne se sente pas d’endosser un rôle. Shakespeare, tu peux le mettre à distance ; là, tu es obligé de te mouiller, toi. Mais ils ont découvert qu’ils pouvaient prendre plaisir à le faire, sans forcément déballer leur vie personnelle. » Le plus compliqué a été le travail de coupe et de montage des textes, parfois inconnus des élèves, réajusté en fonction des lectures.
Aline et Sylvie, comédiennes chevronnées, ont l’habitude de travailler ensemble, elles unissent leurs forces, se répartissent les tâche selon leurs points forts : la première se concentre plus sur du détail de jeu, pendant que la seconde s’occupe de la forme (mise en scène, scénographie, structure de l’espace, rythme), mais tout reste mouvant. Chacune donne ses impressions, et rien ne se fait sans l’accord de l’autre. Et, s’il y a une ligne principale, la majorité du travail se construit avec le groupe, est repensée en fonction de son énergie. La dynamique de groupe s’est créée assez naturellement : « chacun se prend en charge à son niveau. On a beaucoup de chance : ils ont une espèce d’autonomie de gestion et l’effet de groupe fait qu’il y a une émulation interne, chacun doit apprendre ses scènes… » et ce, malgré les vies personnelles, les boulots respectifs, les emplois du temps des uns et des autres…
Scéniquement, les moyens sont restreints, même si le spectateur ne s’en rend pas du tout compte. Pour les costumes, l’avantage d’être artistes associés, c’est de pouvoir bénéficier des costumes de la compagnie. En revanche, les techniciens qui ont décidé de participer à l’atelier arrivent sur le projet deux jours avant la représentation ! Tout est donc pensé et travaillé en amont, « en tête », sans musique, sans lumière, avec des top et des indications orales aux comédiens amateurs. Jusqu’à J-2, personne ne sait à quoi ressemblera réellement ce qui a été imaginé par les deux complices ! Mais les techniciens, qui ont plutôt l’habitude d’accueillir des spectacles, ont plaisir à participer à une création dans laquelle ils ont aussi des choses à inventer, créer, même sur une très courte durée.
La magie du moment
Avec une telle implication de tous, n’est-il pas frustrant de ne donner qu’une seule représentation ? Pour Aline et Sylvie, c’est « difficile de refaire, au théâtre, même pour les professionnels. Une représentation, c’est un événement, il y a une magie. À la deuxième, on constate un relâchement, c’est là qu’on voit tous les défauts. Faire plusieurs représentations nécessite d’amorcer un travail différent, celui du refaire, de la redite, de travailler sur ce qui a été fait la veille, de corriger, rectifier. C’est une démarche de construction dans laquelle tout le monde, de par sa vie personnelle, n’est pas. Nous, c’est notre métier de nous y consacrer, d’arriver à 14h pour faire des raccords… Nous ne pouvons pas leur demander la même chose. »
Au final, la satisfaction et la fierté ont été au rendez-vous l’an dernier. Aline et Sylvie ont adoré cette expérience, qu’elles ont renouvelée, cette saison, dans une formule « concentrée », de février à juin, avec, pour clore ce cycle de trois ans, le même noyau dur d’amateurs. Différents extraits de pièces de Tchekhov (Platonov, La Mouette, L’Ours, Le Tragédien, La Demande en mariage) vont s’entrecouper comme s’il s’agissait d’une seule et même soirée, et Pommerat sera encore à l’honneur avec une partie de son Pinocchio. Je suis curieuse de voir comment la scénographie d’Eric Soyer aura été aménagée.
« Ces ateliers d’adultes ou enfants rassemblent les gens ! » concluent Aline et Sylvie. « Ils ne sont plus seulement consommateurs. Certaines personnes, qui ne fréquentent habituellement pas le théâtre, y vont pour la première fois applaudir leurs enfants, d’autres découvrent que ça ne fait pas peur, que c’est un lieu de plaisir, d’expression, de rencontre – certains élèves ne vont pas forcément régulièrement au théâtre !… Le soir de la représentation, nous étions très touchées toutes les deux. Nous nous sommes retrouvées spectatrices, ce qui est rare. Avec leur personnalité, parfois leurs maladresses, nos élèves nous ont offert des choses que nous n’aurions pas forcément eues avec des pros : des choses fragiles, en équilibre. C’était dangereux, donc vivant, beau… comme un petit miracle. Ils ont la conscience de la magie, que nous, nous pouvons oublier, et ils nous renvoient ça. »
« Amateur », qu’est-ce que ça signifie au fond ?
« C’est quelque chose qui sera jamais commercialisé. C’est une passion brute qui n’est pas monnayable. Et ça, c’est précieux. »
Rendez-vous demain soir au Théâtre-Sénart pour ce troisième et dernier rendez-vous qui, à l’image des pièces de Tchekhov, devrait être à la fois gai et mélancolique.
Aline Le Berre
Après de longues études musicales et une formation au Conservatoire national d’Art Dramatique, elle joue sous la direction de nombreux metteurs en scène dont Georges Lavaudant, Alain Françon, Yves Beaunesne, Natalie Richard… Depuis plusieurs années, à côté de ses activité au cinéma et à la télévision, elle travaille avec Patrick Pineau.
Sylvie Orcier
Elle a travaillé avec Jean-Hugues Anglade, Roger Planchon, Georges Lavaudant avant d’intégrer la troupe de l’Odéon en 1996. Elle joue dans les spectacles de Michel Cerda et Gérard Watkins et dans de nombreuses mises en scène de Patrick Pineau, sur lesquelles elle est également scénographe. Elle a aussi tourné au cinéma sous la direction de Michel Deville, José Pinheiro ou encore Claude Pinoteau.
La Compagnie Pipo
Créée en 2005 par Patrick Pineau, la compagnie a été artiste associée du Théâtre-Sénart ces trois dernières années. Elle y a présenté L’Art de la comédie d’Eduardo de Filippo, Vols en piqué, un cabaret théâtral et Jamais seul écrit par Mohamed Rouahbi, en janvier 2018.
Pour en savoir plus :
- Une soirée chez Tchekhov, samedi 30 juin 2018 à 19h, au Théâtre-Sénart.
Entrée gratuite sur réservation au 01 60 34 53 60