Mardi 10 septembre, un demi MarCel est allé retrouver, pour la septième fois en quatorze ans, une vieille copine. Oui, j’avoue et j’assume, j’aime (pour ne pas dire adore – mais j’ai promis de rester sobre et mesurée pour cette chronique) et suis Mylène Farmer depuis… 1988 (!), date de la sortie de « Pourvu qu’elles soient douces » dont le clip érotico-sado-masochiste m’avait à l’époque fort marquée. Bien sûr, ce n’est que plus tard que j’ai compris toutes les fines allusions de cette chanson (et des autres), mais déjà, mon goût naissant pour une certaine forme de gothisme trouvait son compte dans le monde morbide et singulier de cette rousse créature androgyne, blafarde, bizarre et donc belle (c’est pas moi qui le dis, c’est Charles). Mylène Farmer n’a jamais été une voix, ni même une danseuse. Elle est un univers, une atmosphère. C’est dans son ensemble qu’il faut la prendre et la comprendre. Ses références multiples, notamment à Baudelaire, Poe, Les Liaisons dangereuses, Sade, Egon Schiele, Emily Dickinson, etc. rejoignent nombre de mes propres intérêts. C’est pourquoi, malgré sa grosse baisse de régime depuis Avant que l’ombre…, dernier album, selon moi, à présenter un relatif intérêt musical, je lui reste fidèle et suis toujours curieuse de découvrir ce qu’elle nous offrira sur scène, en grande show-woman qu’elle est. J’avais un peu peur d’être déçue, avec les dernières chansons moyennes, le temps, l’âge, le botox. Et pourtant…
Il est 21h quand le concert commence, sous les clameurs ferventes de ses admirateurs, désormais de tous âges (j’ai vu des enfants dans la fosse et les gradins). Via l’écran géant en fond de scène, le public semble comme projeté à l’intérieur d’un immense couloir futuriste, qui fait monter le suspense et les cris, et au bout duquel s’ouvrent les portes d’une espèce de vaisseau spatial. Et la Farmer fut.
A première vue, pour les fans qui ont suivi toutes ses précédentes tournées, généralement flamboyantes comme le sont rarement les concerts français, c’est l’idée de « moins » qui pourrait caractériser Timeless. Moins de spectaculaire : on est loin des entrées et sorties grandioses façon 1999 ou 2006 ; moins de chorégraphies : Mylène danse probablement deux fois moins qu’en 1996 ; moins de danseurs : ceux-ci paraissaient d’ailleurs assez approximativement coordonnés le soir où j’y suis allée ; moins de décors pharaoniques, de costumes (il me semble) ; moins de larmes… Bref, une forme d’économie qui semble en avoir déçu certains, mais qui, moi, m’a ravie.
Parce que, du coup, la belle Mylène, 52 ans depuis le 12 septembre, nous a offert de très beaux moments vocaux, que ne peuvent sans doute pas imaginer ses détracteurs qui la caricaturent encore comme une chanteuse murmurant d’un filet de voix tremblotante de vagues paroles dépressives. Avec les années, sa voix a gagné en assurance et épaisseur (contrairement au corps qui, lui, reste d’une finesse irréelle) : en témoignent de belles montées très bien tenues sur les ballades piano-voix (« Et pourtant », « Je te dis tout »), sur l’intro quasiment a capella de « XXL » ou bien ce magnétique « Diabolique mon ange » que j’ai redécouvert grâce à une interprétation et une orchestration puissantes. Apaisée, Mylène Farmer est passée en douceur et discrétion du Côté obscur à la lumière. Elle qui, il y a un quart de siècle, se demandait « à quoi bon vivre » (« A quoi je sers ? ») clame carrément en ouverture son « envie de vivre » (« A force de »). Un mythe s’effondre ! Assagie aussi, elle délaisse peu à peu les attitudes ultra sexy ; et même si les costumes signés Jean-Paul Gaultier la moulent avantageusement, et qu’elle nous ménage encore quelques chorégraphies gentillettes en charmante compagnie musculeuse, c’est souvent seule et presque tranquille qu’elle se balade sur scène pour alterner vieux tubes (« Sans contrefaçon », « Désenchantée », « Je t’aime mélancolie »… entonnés de A à Z par 10 000 personnes, de quoi filer des frissons à un iceberg) et nouveaux morceaux de ses deux derniers albums (« Monkey me », « A l’ombre », ou encore « Bleu noir », magnifique, chanté d’une nacelle surplombant le public). Quant aux chansons à tendance eurodance qui ne m’emballent guère sur album, force est de constater qu’elles fonctionnent plutôt bien en live.
Peu de surprises, en dehors de ce changement de cap intelligemment mesuré : une chorégraphie de robots, froide et fascinante. En guest stars, deux chauves : Moby, pour un duo virtuel sans grand intérêt (« Slipping away (crier la vie) ») et Gary Jules, pour « Mad World » (« J’ai découvert sa voix émouvante avec cette chanson » nous annonce Mylène – mais n’est-ce pas la seule qu’il a faite, en fait, hmm ?), sur lequel elle reste pudiquement en retrait, puis « Les mots ». Gary Jules n’arrive pas tout à fait à la hauteur d’Abraham Laboriel Jr. qui avait avantageusement remplacé le lisse Seal en 2006, mais donne au morceau une grâce frémissante nouvelle.
Voilà.
On pourra regretter l’absence d’autres tubes pourtant excellents en concert (« Pourvu qu’elles soient douces » « Libertine ») (mais le concert parfait n’existe pas pour le fan exigeant), des arrangements parfois toujours un peu trop lourds qui écrasent la voix au lieu de l’envelopper (mais bon, il faut bien remplir et faire trembler Bercy), un final qui manque d’envergure (« Rêver » est un tube qui devient lassant à la longue)… Mais avec Timeless, Mylène Farmer prouve qu’elle a su se réinventer, sans ridicule et sans perdre son public des débuts. Le spectacle est toujours là, XXL mais moins ostentatoire, ne la noyant plus dans la démesure. Plus sobre, plus simple, Mylène Farmer prend sa place, celle d’une véritable chanteuse, tout en maintenant habilement son statut d’icône inaccessible et mystérieuse. Quoiqu’on en dise, peu d’artistes y parviennent avec tant de grâce et de talent.
Deux soirs plus tard, je suis allée (re)voir à la Villette Jamie Cullum, un autre artiste que j’aime beaucoup, dont j’attendais énormément après une prestation rapide et décevante au Festival Django Reinhardt à Samois-sur-Seine en juin dernier. Malgré son brio, sa fougue et sa jeunesse, il ne m’a pas fait décoller alors que j’ai sauté, dansé, chanté et crié deux heures d’affilée à Bercy. N’est pas Mylène qui veut !
Photos : merci à Montse Pardos, concert du 11 septembre 2013