Sorti assez ironiquement en plein milieu de l’été, Winter Sleep, Palme d’Or 2014, se déroule en hiver, dans les décors lunaires et spectaculaires de l’âpre Anatolie. Film long, lent (3h16), ambitieux et profond, sans être pompeux ni pompant, il assume son formalisme très classique – d’aucuns diraient académique – tout comme son ambiguïté, pour déployer un propos poignant et puissant. Un film magnifique.
L’hiver approche à pas feutrés en Cappadoce, tout comme l’affrontement psychologique qui va se jouer dans l’enclave d’un hôtel aussi confiné que le décor qui l’entoure est grandiose, immense, infini. Winter Sleep est un film de contrastes – et symboles : majesté des images pour un sujet somme toute minimaliste, couleurs froides de l’extérieur s’opposant aux tons chauds de l’intérieur, douceur et calme des voix rehaussant la violence des propos, jeux de miroirs, parfois un peu artificiels, mais représentant parfaitement les faux-semblants, les masques (persona !) portés par les personnages et fendus, peu à peu, sous les coups des mots.
Monsieur Aydin est un riche propriétaire, petit roi régnant d’un œil distant et vaguement condescendant sur un domaine que lui a légué son père et gérant d’un hôtel troglodyte niché au milieu des montagnes. Ex-comédien, artiste un peu raté, auto-satisfait de lui-même sans en avoir même conscience, il mène une vie étriquée qu’il juge créative (rédaction d’éditos dans un journal local, recherches pour une ambitieuse « histoire du théâtre turc » jamais commencée), entre sa jeune femme, Nihal, éperdue de causes humanitaires et sa sœur, Necla, perdue après son divorce, ainsi que quelques clients de passage. Un incident bouleverse l’apparente tranquillité du trio. Un jeune garçon au regard sombre et perçant jette une pierre sur la voiture d’Aydin. Ilyas est le fils de l’un de ses locataires, Ismail. Mauvais payeur, l’homme a été passé à tabac par l’intendant d’Aydin et ses hommes. Son fils, par son geste, rachète son honneur perdu et venge l’injustice dont il a été victime. Cette confrontation d’Aydin, habituellement retiré dans sa tour d’ivoire, avec le monde extérieur, autrement plus rugueux que ses théories intellectualisantes, est le déclencheur de sa chute – mais peut-être aussi, sa rédemption.
Nuri Bilge Ceylan allume et attise son bûcher des vanités avec un sens de la mise en scène et une direction d’acteurs parfaitement maîtrisés. Alors que tout se joue à l’intérieur, au plus profond des personnages, il réussit à nous plonger totalement dans le labyrinthe de leurs ambiguïtés. Il est en cela servi par des acteurs irréprochables, aux « gueules » follement charismatiques, qui savent, avec une justesse rare, d’un regard, d’une intonation ou par un silence, exprimer toute une palette de sentiments mêlés : fierté, tendresse, honte, rancoeur…
Austère, radical, le film l’est. Mais ennuyeux, jamais. Entre humour et mélancolie, plusieurs scènes fortes émaillent le film : la gifle d’Ismail à Ilyas (alors que son regard le félicite et le remercie), sa réaction pour couper court à la conversation, l’humiliation de son frère, Hamdi, dégoulinant de servilité, l’évanouissement d’Ilyas, la capture du cheval (élément symbolique un peu lourdaud) et, pour faire court et ne rien dévoiler de plus, bien sûr, les deux dialogues entre Aydin et chacune de « ses femmes », longs d’une vingtaine de minutes chacun, filmés en simples champs-contrechamps hyper composés… Les deux pivots du film révélant non seulement les petites compromissions du personnage principal, mais aussi celles de ses contradictrices. Ainsi donc, personne n’est entièrement à blâmer, personne ne détient la vérité, aucun personnage n’est totalement antipathique ou sympathique et chacun s’y reconnaîtra un peu. Au-delà de la peinture de cette introspection intimiste, Ceylan pose également des questions politiques (les rapports de classe, presque féodaux dans cette campagne turque, critique d’une certaine bourgeoisie…) et philosophiques (la réaction face au mal, le sens de l’honneur, la communication, la dignité – que chacun cherche à sa façon…), qui font de Winter Sleep bien plus qu’un simple « drame psychologique » : un grand film, humaniste, universel.
Se réclamant ouvertement de Tchekhov (le film serait une adaptation de certaines de ses nouvelles) et Shakespeare, cité plusieurs fois (notamment dans le nom de l’hôtel : Othello) et comparé, à juste titre, aux affrontements psychologiques bergmaniens, Winter Sleep est un théâtre de la vie, un huis-clos concentrant des sujets complexes qui résonnent en chacun de nous. Aucune réponse catégorique ou définitive n’est donnée mais, malgré les compromissions, les lâchetés, les mensonges, nul ne semble irrémédiablement perdu.