En 1996, quelques mois avant sa mort, Steve Tesich achevait Karoo, un roman puissant et cynique dressant le portrait d’un Américain paumé, looser, à la recherche d’une issue, d’un tournant, d’une révélation… Littéralement happée par ce récit, séduite, agacée, tendue puis foudroyée, j’ai laissé passer quelque jours et j’ai décidé de (presque) tout vous dire.
Dans une soirée typique de l’intelligentsia américaine, où universitaires, écrivains, producteurs de cinéma échangent, pleins de certitudes et de fausse empathie, sur la terrible situation de l’Europe de l’Est en prenant garde de prononcer correctement et avec l’accent les noms des principaux protagonistes de ces troubles lointains, on fait la découverte de ce personnage déjà triste, déjà penaud, déjà pénible : Saul Karoo, alias Doc Karoo, est un script doctor cinquantenaire, riche, sûr de lui, de son charme et de son talent. On a assez rapidement des doutes…
« C’était la soirée du lendemain de Noël, et nous bavardions tous très joyeusement de la chute de Nicolas Ceausescu. Son nom sonnait un peu comme la dernière chanson à la mode. Le New York Times publiait un encart quotidien où figuraient les protagonistes de la crise roumaine, assorti d’un guide phonétique de la prononciation exacte de ces noms; si bien qu’à la fête, tout un chacun mettait un point d’honneur à les articuler correctement et ce, aussi souvent que possible. »
Pathétique personnage en perte de vitesse, aveugle à sa propre déchéance physique, ancien alcoolique notoire, presque attendu et apprécié pour l’échelle de l’ivresse qu’il incarne, il entame une irrésistible dérive qui va durer 600 pages, et qui commence par cette profonde perturbation : il ne peut plus être ivre ; il ne peut plus échapper à la réalité.
« J’étais à nouveau au vin rouge ; j’avais commencé par ça en arrivant à la fête. Entre-temps, j’avais avalé toutes les sortes de boissons alcoolisées servies sur place. Vin blanc. Bourbon. Scotch. Trois vodkas différentes ? Trois cognacs différents. Champagne. Liqueurs diverses et variées. Grappa. Rakija. Deux canettes de bière mexicaine et plusieurs coupes de lait de poule aromatisé au rhum. Le tout sur un estomac vide, et malgré cela, hélas, trois fois hélas, j’étais toujours sobre comme un chameau. »
Séparé de sa femme depuis deux ans, mais pas encore divorcé, se rendant régulièrement à des dîners avec sa future-ex dans la quarantaine flamboyante, habillée de « robes ornées d’images d’espèces en voie de disparition », père d’un fils adoptif qui court après son affection, Karoo entend, très très ponctuellement, mettre un peu d’ordre dans sa vie. Une vie qu’il traite un peu comme un script de plus parmi tous ceux qui sont passés entre ses mains, et qu’il a coupés, remaniés, recalibrés pour leur permettre d’atteindre le nirvana hollywoodien. Il essaie de façon incroyablement maladroite et malvenue de remettre les choses dans le bon sens, de corriger les erreurs, de colmater les brèches, tiraillé entre le confort de l’immobile et l’inconfort du changement. Et chaque tentative n’est que l’opportunité pour lui de faire le mauvais choix ou d’aller dans la mauvaise direction. Ca ne peut pas fonctionner…
Alors on sourit, on rit, on est exaspéré par ce personnage grossier, cynique, hallucinant d’égoïsme. Bref, on a envie de lui coller des claques. Et on retrouve un peu de l’Ignatius J. Reilly, insupportable anti-héros de La conjuration des imbéciles (John Kennedy Toole, éditions Laffont), ou même de Frederic Exley dans Le dernier stade de la soif (Editions Monsieur Toussaint Louverture), saisissante autofiction que je vous recommande vivement.
Revenons à notre mouton : Saul Karoo s’était juré de ne plus jamais retravailler avec Cromwell, ce producteur véreux mais lucratif. Jusqu’à ce que le-dit producteur débarque à New York et accueille bras ouverts, verve haute et poches pleines le script doctor aux bonnes mais très aléatoires nouvelles résolutions. Quelques minutes après leurs retrouvailles et sans trop de résistance, Karoo repart avec une enveloppe jaune, et dans cette enveloppe, une cassette, et sur cette cassette, un film, et dans ce film, le grand tournant de sa vie.
« Ayant dit sa réplique, comme si elle se trouvait drôle, la serveuse se mit à rire. Tout s’arrêta. La vidéocassette continua d’avancer, la scène du restaurant se poursuivit, mais j’étais aveugle et sourd à tout cela, déstabilisé et désorienté par ce rire que je venais d’entendre. Je connaissais cette femme. Je ne l’avais jamais vue, mais je la connaissais. je ne savais pas son nom et elle ne savait pas le mien, mais je la connaissais. »
Vous imaginez bien que je ne vous dévoilerai rien de plus sur la suite de ce sublime roman, si ce n’est que ce grand tournant, cette apparente opportunité de recoller les morceaux éparpillés de son existence, ne fera finalement qu’accélérer l’irrépressible course vers l’abime dans laquelle Saul Karoo est depuis longtemps engagé. Il croit tout maîtriser. Tout va lui échapper. A tel point sur Steve Tesich va priver son personnage du luxe d’une narration à la première personne. Sans doute, le passage du « je » au « il » constitue-t-il aussi un moment-clé du livre…
Impressionnant de densité, ce roman posthume de Steve Tesich (aussi connu dans le monde du cinéma pour son adaptation du Monde selon Garp par George Roy Hill et les scénarios de Georgia d’Arthur Penn et de La Bande des quatre de Peter Yates) fait partie des grands romans américains, de ceux qui placent au cœur de leur histoire un homme en perdition et en quête. Karoo ne fait pas exception à la règle. Il s’est perdu et je l’ai aimé pour ça.
Un livre qui fait l’unanimité : élu meilleur roman par le jury des lecteurs de Point en 2014 !
J’ai aimé ce roman comme un film de Woody Allen : la névrose et le nombrilisme y sont poussés à l’extrême, comme un too much cathartique ; je suis sortie de ma lecture à la fois émue et agacée par ce personnage mais avec un profond sentiment d’empathie pour mes semblables : qu’il est compliqué d’être un humain !
Bonne lecture !