Il y a de cela quelques temps, alors que je découvrais la compil’ Mostla I (dont je vous ai déjà parlé ici), un morceau titilla particulièrement mon oreille. Un chant aigu et flûté, plus ou moins humain, s’enroulant comme un lierre autour d’une mélodie entêtante fleurant bon l’air pur du Machu Picchu. La chanteuse est bien humaine ; elle s’appelle Luzmila Carpio et est originaire, non pas, comme je le croyais, du Pérou, mais de Bolivie. Ancienne ambassadrice de Bolivie en France, ardente représentante de la culture quechua, elle revenait chanter vendredi sur scène, après dix ans de silence musical, dans le cadre du deuxième festival WorldStock aux Bouffes du Nord. Un vent de fraîcheur, d’authenticité et simplicité qui a emporté le public, conquis par ce petit bout de femme lumineux.
Menue dans sa robe noire et son châle rouge, l’air à la fois ému et intimidé d’être sous les projecteurs pour nous présenter ses chansons, Luzmila Carpio a l’air presque fragile. Pourtant, plus encore qu’une résistante, c’est une battante. D’origine quechua et aymara (la langue des Incas !), née à Qala Qala (ou Kala Kala), petit village dans les hauteurs de la Cordilière des Andes, elle prend très tôt conscience des discriminations dont sont victimes les Indiens en Bolivie. Dans les années 60, elle quitte ses nuages pour s’établir à La Paz. Alors que les langues indigènes sont bannies des radios nationales (bien que 65 % de la population bolivienne soit indigène), elle n’hésite pas à chanter en quechua. Chants traditionnels mais également compositions personnelles, empreintes de ce folklore, exaltant les racines et la culture andines, le respect de la nature, de la Terre mère (Pachamama), des oiseaux, de l’eau… Désignée « ñusta (princesse inca) nacional », surnommée « le Rossignol des Andes » ou encore le « violon qui chante » par Yehudi Menuhin, Luzmila Carpio poursuit sa carrière en Europe. En Allemagne, puis à Paris où, dans les années 80, elle connaît un certain succès. Elle s’engage dans le même temps auprès de l’Unicef et la Cimade (Comité inter mouvements auprès des évacués, service oecuménique d’entraide) pour l’éducation, l’accès à l’eau potable en Bolivie, et enregistre, dans les années 90, sous l’impulsion de l’Unesco et l’Office de coopération suédois, des K7 de chansons diffusées gratuitement dans les campagnes boliviennes afin de leur révéler la richesse et la beauté de leur culture, alors que son pays célèbre les 500 ans de la conquête espagnole. Telle une Joan Baez andine, Luzmila Carpio fait de la politique en musique, parle des droits des femmes, de la ségrégation, de l’alphabétisation…, participant ainsi à une prise de conscience collective. En 2006, elle est nommée Ambassadrice de Bolivie par Evo Morales, premier président à s’affirmer comme indigène ; poste qu’elle occupera jusqu’en 2011.
Vendredi soir, Luzmila Carpio a donné son premier concert français en dix ans, reprenant ses morceaux des années 90 réédités cette année par Almost Musique – Yuyay Jap’Ina Tapes qui signifie « Réapproprions-nous notre savoir ». Entourée de trois jeunes musiciens français, dont l’un des deux co-fondateurs d’Almost Musique (Mocke à la guitare, Florian Pellissier au piano et Baron Rétif aux percussions), qui ont appris et réarrangé ses mélodies pour l’occasion, elle nous a offert un concert pur et coloré, plein d’une joie et reconnaissance de vivre particulièrement vivifiantes en ces temps moroses.
Les mélopées très répétitives, parfois proches de la transe, la voix pouvant atteindre des niveaux suraigus, la langue, difficile à distinguer de l’onomatopée, l’utilisation de la charango, petite guitare andine au son caractéristique, tout concourt à dépayser l’auditeur. Néanmoins, en live, l’aspect très pittoresque de la musique de Luzmila Carpio est édulcoré – sans être dissous – par l’utilisation du piano et de la guitare électrique qui offrent une relecture moderne et intéressante de morceaux parfois originellement « maigres » (au sens de dénudés, sans fioritures). On y perd un peu le côté folk indigène que j’aimais bien sur les vidéos que l’on peut voir, par exemple, sur YouTube (on y perd d’autant plus qu’il n’y a aucune flûte, snif !), mais on y gagne en chaleur, épaisseur – bien qu’il me semble que la guitare pourrait être plus audacieuse, suivre un peu moins la ligne mélodique principale. Moins pastorale et primitive, cette musique, rarement entendue ici, devient du coup plus accessible pour un public non habitué. On ressent toutefois toujours cette communion charnelle et spirituelle avec la nature, les éléments, le monde animal et végétal, que Luzmila explique brièvement avant certains morceaux : « lorsqu’une femme attend un enfant, elle lui compose une chanson », « cette chanson, vous l’avez compris, est très joyeuse, c’est la chanson de la Fête de l’Eau » ou encore : « avant, la légende dit que les hommes pouvaient communiquer avec les oiseaux »… S’ensuit une performance assez inouïe où Luzmila imite une quantité de cris et chants d’oiseaux, jusqu’à un final impressionnant où elle semble prête à prendre son envol, telle un grand condor. On comprend alors toute l’étendue de ses capacités vocales.
Le spectacle est simple, dépouillé, presque « naïf » dans son humilité apparente, alors même qu’il est porteur de messages forts, qui peuvent aussi parler aux citadins dont je fais partie. Quelque chose d’émouvant s’en dégage, comme un retour aux sources, à l’innocence, sans ce côté « world » parfois un peu gnangnan.
Après avoir rôdé son concert à Paris puis Brest, Luzmila, la militante chantante, prévoit une tournée en différents endroits du globe. Si elle passe près de chez vous, n’hésitez pas à aller l’applaudir. Ou tout simplement, vous familiariser avec cette musique étrange et étonnante en écoutant son CD. Un appel à la lutte et à la résistance, mais aussi une grande fête païenne, une invitation au voyage.
Portrait Luzmila Carpio © Julien Bourgeois | www.jbourgeois.com
Pour en savoir plus :
Photo par Julien Bourgeois avec son aimable autorisation.
Un beau concert où le public n’a pas hésité à participer…