C’est probablement le grand spectacle, moderne et ambitieux, politique et engagé, qu’on attendait, sans l’attendre, de la Comédie-Française. Une fresque familiale épique et tragique dans la tourmente de l’histoire, à une période que tout le monde connaît (1933, montée du nazisme), mais qu’il est toujours bon de remettre en mémoire en ces temps d’incertitude. Les Damnés, adapté du scénario du film de Luchino Visconti par Ivo Van Hove, est une réussite collective, qui met à l’honneur le travail exigeant de la troupe du Français et son administrateur audacieux, Eric Ruf. Une pièce d’actualité qu’on ne peut qu’applaudir, non sans effroi.
Pas évident de monter ce scénario crépusculaire sur scène. Ceux qui ont vu la version cinéma de Visconti gardent probablement en tête la vénéneuse et terrifiante Ingrid Thulin en mère castratrice et avide de pouvoir, la beauté froide et morbide d’Helmut Berger qui faisait ses premiers pas à l’écran dans le rôle ingrat du rejeton dégénéré, l’ambiguïté subtile de Dirk Bogarde, et l’esthétisme général, lui-même ambivalent, du film (une forme de fascination pour les corps masculins aryens assez dérangeante). Il serait vain de chercher à confronter les deux adaptations. Ivo Van Hove ne prétend pas reconstruire le film (même si, dans notre imaginaire, les deux se superposent et les comparaisons sont un peu inévitables), mais partir du scénario originel, mot pour mot, pour monter sa propre réalisation théâtrale, avec les contraintes que cela implique.
Le pari est tenu… et osé dans une telle institution. En mêlant avec virtuosité théâtre et vidéo (en live et images d’archive), Ivo Van Hove nous offre une magistrale leçon de mise en scène. Le travail des camera(wo)men et de la régie est extraordinaire, de même que les déplacements dans l’espace précisément millimitrés et coordonnés des comédiens. La fluidité des mouvements, le passage des coulisses, côté jardin, où se préparent les personnages (mise en abyme passionnante, poussée plus loin encore, lors de la course effrénées de Sophie Von Essenbeck dans le théâtre, jusque sur la Place Colette) à la scène, devant les spectateurs, l’occupation de l’espace, tout est impressionnant.
Les décors, sobrement dépouillés, créent une atmosphère froide et menaçante, accentuée par la présence, côté cour, de cercueils de tailles différentes, dans lesquels ira se coucher, un à un, chaque personnage exécuté, sacrifié, dont la lente agonie est filmée en gros plans terribles : de grands moments, puissants, frappants, avec la bacchanale nazie et la Nuit des Longs Couteaux, la mort de Konstantin, ou la minute finale, qui prête à polémique. D’autres, selon moi, sont un peu plus faibles : la course longuette de Sophie von Essenbeck dans le théâtre, la scène « sex » entre Martin et son amante, le choix un peu prévisible de Rammstein en bande son indu « violente », le parti pris de nudité finale, la sonorisation des comédiens, pas toujours optimale.
Les comédiens, qui se donnent physiquement, sont tous impeccables. Denis Podalydès (Konstantin von Essenbeck, le SA violent mal dégrossi), particulièrement, m’a soufflée, dans la scène d’orgie, inoubliable. Eric Genovese est quant à lui glaçant en officier SS manipulateur et Loïc Corbery émouvant en résistant esseulé et condamné. J’ai tout de même quelques réserves concernant le traitement des deux personnages principaux : le jeune Christophe Montenez, dont on sent le charisme fauve, incarne un Martin un peu trop adolescent et pleurnicheur à mes yeux. Et Elsa Lepoivre, bien qu’excellente, ne m’a pas fait oublier Ingrid Thulin. Mais enfin, il faut reconnaître à tous une cohésion, une humilité au service de ce project collectif, qui force le respect (l’immense Didier Sandre quitte la scène très tôt !).
Après avoir été plusieurs fois interpelés durant le spectacle (à chaque mort), comme renvoyés à nos compromissions, voire notre inaction, face à l’injustifiable, nous ressortons secoués.
On « appréciera » ou pas cette violence, mais voilà du beau théâtre, politique, engagé, qu’on espérait d’une grande institution telle la Comédie-Française. En mêlant Histoire et référence aux récents attentats (impossible de ne pas penser au Bataclan), Ivo Van Hove fait résonner les mots d’hier avec l’actualité de façon troublante : « Le nazisme, c’est notre création. Il est né dans nos usines, est nourri de notre argent ». Une grande pièce sur la déchéance d’une famille et d’une société, le Mal, la Perversion, dont il ne faudrait pas croire qu’ils nous sont si éloignés.
Excellent papier sur un spectacle à voir. Je partage notamment l’appréciation de la grande qualité des comédiens et, contrairement à toi, j’y associe Christophe Montenez, vraie révélation puisqu’on connaissait le talent des autres…
Eric Génovèse parle du spectacle dans cette émission de desmotsdeminuit.fr: http://urlz.fr/4jHI