Il est des spectacles dont on sent, au-delà de leurs qualités intrinsèques, qu’ils ont été conçus, mûris et portés avec le cœur et les tripes. Assurément, Belles de Nuit, pièce de théâtre musical qui se joue actuellement au Théâtre Trévise jusqu’au 8 juin, en fait partie. Cette création sincère et sensible aborde avec nuance un sujet complexe : la fin des maisons de tolérance, dans la période trouble d’après-guerre, et les conséquences de la loi Marthe Richard pour les prostituées. Une soirée plus émouvante que ce que laisse présager l’affiche sexy, et quatre bouleversants portraits de femmes.
Une comédie musicale originale
Les maisons closes, bien que fermées en France depuis 1946, et la prostitution en général, “le plus vieux métier du monde”, suscitent encore la polémique de nos jours. Drôle d’idée, culottée oserais-je écrire, d’en faire le thème principal d’une comédie musicale ! Avec tous les risques d’outrances que ce genre un peu casse-figure, plus maîtrisé dans les pays anglophones, peut entraîner : esthétisation (ce qui m’avait d’ailleurs dérangée dans L’Apollonide : Souvenirs de la maison close, film de 2011 de Bertrand Bonello sur le même sujet) ou mauvais goût, nostalgie pittoresque ou condamnation caricaturale, comique appuyé ou tragique exagéré, musique pompeuse et, pourquoi pas, misandrie…
À vrai dire, en choisissant d’aller voir cette pièce, j’étais tout aussi curieuse que sur la défensive. La seule chose que je savais (et qui m’avait au départ motivée), c’est que Sarah Tullamore, que j’apprécie énormément depuis que je l’ai découverte en 2016, y jouait. A minima, son personnage serait donc interprété avec excellence. En voyant l’affiche, très jolie, on s’attend presque à une évocation style cabaret ou music-hall des maisons closes. Il n’en est rien. Il y a de la sensualité, certes, mais surtout des sentiments. Totale découverte, donc. Et gros coup de cœur.
Un vrai travail d’écriture pour donner vie aux personnages
Tout commence avec Amédée (joué par Benoît Urbain, hyper touchant), le narrateur-pianiste-accordéoniste, qui introduit l’histoire. C’est lui qui nous fait pénétrer au cœur du bordel Les Belles de Nuit à travers ses souvenirs. Cette maison, c’est “l’œuvre” d’une vie, celle d’Yvonne (Bénédicte Charpiat, parfaite), elle-même ancienne prostituée, qui tient l’établissement d’une main de maîtresse femme, tout en prenant soin de ses “filles” – non sans une certaine rudesse : Jacote (Roxane Le Texier, ravissante ingénue), l’enfant naïve et innocente, Lucienne (Audrey Rousseau, à suivre de près), la lesbienne rebelle, et Jeanne (Sarah Tullamore, toujours excellente, remplacée par Gwénaëlle Chouquet, comédienne et violoniste, après le 25 mai), la femme fatale.
Ici, on aime parfois (faire) l’amour (il faut dire aussi qu’on n’a quasiment connu que ça), on en rêve souvent, on l’espère peu. Ici, on cohabite, on cancane, on se soutient ou on ne se supporte plus selon les moments, bref, on vit. Le décor, simple et déplaçable, évoque les vitrines du quartier rouge d’Amsterdam. Les Belles de Nuit y papotent, y chantent, y dansent. Le ton semble léger, jusqu’à l’annonce de la sommation de fermeture de l’établissement, à la suite de la promulgation de la loi Marthe Richard. Que vont devenir ces femmes ? Des rêves sont-ils possibles ? Jacote, par exemple, a rencontré un bel amant, qui lui a promis monts et merveilles. Mais ce Momo (fascinant Jonathan Kerr), qui revient de Cayenne, semble bien connaître Yvonne aussi…
« Moi, j’ai honte des gens qui nous regardent comme des sacs à viande alors que, comme eux, on est nées d’une mère et d’un père ! »
Lucienne
Les créateurs du spectacle, Bénédicte Charpiat, à l’origine du livret, et Jonathan Kerr, auteur-compositeur-metteur en scène, ont pris le temps de peaufiner la dramaturgie et la scénographie : le caractère de chaque personnage est bien dessiné, autant celui des femmes que des hommes, même de l’ombre (Amédée, l’amoureux transi d’Yvonne, qui fait le lien entre passé et présent) ; le public a le temps de faire connaissance avec chacune des Belles de Nuit, de comprendre son parcours (ce n’est pas gai-gai, même s’il y a des moments drôles), de s’attacher, d’avoir même ses préférences, avant d’être transporté peu à peu de la lumière clinquante des néons à celle blafarde du réverbère, de la comédie à la tragédie. On pourrait reprocher quelques légères baisses de rythme avant l’arrivée de l’élément perturbateur Momo mais, à l’échelle de la pièce, ces lenteurs n’en sont pas vraiment.
En dépit d’un budget qu’on imagine très serré, les costumes, coiffures, lumières, décors sont soignés et réussissent à restituer une époque, une ambiance. Au départ, j’ai été un peu gênée par ce dépouillement, mais au final, la sobriété ne nuit pas à la thématique, bien au contraire. Et puis, au fond, j’ai toujours trouvé un charme fou à l’inventivité contrainte, plus qu’aux superproductions pharaoniques.
Une distribution équilibrée aux multiples talents
Par ailleurs, les six comédiens sont tous tellement formidables qu’ils nous emportent rapidement. Ils jouent, chantent, dansent, et trois d’entre eux sont en plus de solides musiciens (une corde de plus à l’arc de Sarah Tullamore, flûtiste brillante). Les voix sont belles, complémentaires, chacune avec sa particularité, et servent avantageusement les mélodies de Jonathan Kerr, harmonisées par Benoît Urbain. Quel plaisir d’entendre de vrais musiciens et non une simple bande son ! Certaines chansons (Yvonne et Jacote) m’ont tiré les larmes, malgré, parfois, un petit manque de panache dans les paroles, qui ne m’ont pas toujours semblé poétiquement à la hauteur du propos et de la qualité des musiques – la seule mini faiblesse pour moi. Je vous défie de n’avoir pas la gorge serrée sur le magnifique final “Close”.
Vous l’aurez compris, je suis sortie séduite et émue. Du début à la fin, j’ai été touchée par l’histoire, impressionnée par l’investissement des comédiens, épatée par leurs divers talents. Plus romanesque que didactique, Belles de Nuit n’assène ni leçon ni vérité, mais soulève des questions toujours d’actualité et suggère des pistes de réflexion à travers quatre parcours différents. Femmes et hommes y trouveront matière à discussion. Vous aussi, poussez la porte de cette dernière maison close et, plus que vos corps, ouvrez vos yeux, vos oreilles, votre cœur.
Pour en savoir plus :
- Site officiel : www.bellesdenuit-lemusical.fr
- Réservations : du jeudi au samedi soirs jusqu’au 8 juin au Théâtre Trévise (Paris 9e) ou sur BilletReduc
3 questions à Bénédicte Charpiat
Bénédicte Charpiat, à l’origine de la pièce, est danseuse, comédienne, chanteuse. Elle a co-écrit Belles de Nuit avec son mari, Jonathan Kerr, auteur, compositeur, chanteur, comédien et metteur en scène, qu’elle a rencontré il y a plus de 30 ans sur Cabaret, mis en scène par Jérôme Savary.
MarCel : bonjour Bénédicte, pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet, qui pourrait paraître un peu scabreux ; pourquoi une pièce (musicale en plus !), sur la prostitution ?
Bénédicte Charpiat : il y a six ans, je suis partie faire une masterclass de comédie musicale à New-York. J’en suis rentrée gonflée à bloc : il fallait que j’écrive mon propre spectacle, c’était tout un chemin de vie. Je savais que je voulais écrire sur les femmes et leur intimité, mais quoi ? En commençant à jeter des idées sur le papier, une petite phrase assassine, entendue à l’adolescence, est remontée à la surface : “ah, tu veux devenir danseuse ? Tu finiras pute dans le caniveau !” Je rêvais d’être danseuse depuis mes 7 ans, j’avais 14 ans et je ne savais même pas ce qu’étaient des prostituées ! Même si elle n’était “que” verbale, j’ai voulu transformer cette violence, subie et enfouie à l’adolescence, et qui s’est ensuite manifestée autrement durant ma carrière de danseuse (allusions, amalgames…) : je me suis beaucoup documentée sur la prostitution d’hier et d’aujourd’hui, j’ai tiré des fils et les personnages sont nés, avec l’envie de faire la part belle aux femmes et aux comédiennes. J’avais à cœur de leur donner une humanité, d’avoir quatre figures féminines qui ne soient pas forcément des bimbos, avec du caractère et des vrais visages, à découvert, qui pleurent, qui grimacent, qui puissent interpeller le spectateur. Une fois que les personnages ont été là, s’est posée la question de ce que je voulais vraiment dire. J’avais au moins un parti pris : ne pas émettre de jugement.
MarCel : quel a été le rôle de votre mari, Jonathan Kerr, qui signe la mise en scène et la musique ?
Bénédicte Charpiat : Jonathan m’a dit à un moment : “écoute, tu ne veux pas me laisser ouvrir une petite porte pour que je t’aide ?” Il écrit depuis très longtemps, et beaucoup pour le théâtre, notamment musical. Je lui ai fait lire et, à partir de là, nous avons réécrit le livret ensemble. Il a amené une vraie dramaturgie avec ces deux personnages masculins, Momo et Amédée, dont il a fait le narrateur. Il a aussi justifié la présence des instruments sur scène. Les musiciens, selon lui, doivent faire partie intégrante du spectacle : Momo et son ukulélé, arme de séduction et de destruction ; Amédée, avec son piano, en empathie avec les filles… Benoît Urbain, qui joue Amédée, a quant à lui fait tous les arrangements des chœurs.
MarCel : en ces temps de #metoo, de harcèlement, de féminicides, Belles de Nuit est une belle façon de parler des violences faites aux femmes. Quelle suite comptez-vous donner à ce spectacle après le Théâtre Trévise ?
Bénédicte Charpiat : je travaille sur un dossier pédagogique pour intervenir dans différents milieux, dont le milieu scolaire, avec un sociologue ou un psychologue. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux réseaux sociaux, à l’accès et la consommation facile de pornographie à un jeune âge. Les psys le disent : les adolescents ne se rendent pas compte des séquelles de ces violences sur leur rapport à la sexualité et sur leur vie amoureuse. A priori, ce n’est pas forcément un sujet porteur, mais les retours du public sont très positifs. Si, par le biais du théâtre musical, on pouvait parler du rapport à l’autre, ce serait formidable. Rien que pour entendre les gens, touchés, nous dire : “ah, on ne voyait pas les prostituées comme ça”, ça vaut le coup que le spectacle soit monté et vu !
Portrait Bénédicte Charpiat © Stéphane Kerrad