22 novembre 2024

« Louise Weber dite La Goulue » : portrait d’une femme libre

Que sait-on au juste de La Goulue, star du Cancan et du Moulin Rouge (où elle n’officia que trois ans), muse de Toulouse-Lautrec, scandaleuse indisciplinée, avant-gardiste sans le savoir ? Pour ma part, pas grand-chose de plus que ce que montre la fameuse affiche de Toulouse-Lautrec sur laquelle on la voit lever la jambe en jupons blancs. Plus jeune, je croyais même qu’il s’agissait d’une publicité pour une boisson de l’époque, « La Goulue » ! C’est donc ce personnage, célèbre et pourtant sûrement méconnu, que Delphine Grandsart ressuscite avec flamme au Théâtre Essaïon. Un (presque) seule en scène ardent où le rire côtoie les larmes.

Quand on entre dans la petite salle voûtée du Théâtre de l’Essaïon (Paris 4e), un musicien joue de l’accordéon, assis dans un coin sur un strapontin. C’est Matthieu Michard qui, à deux ou trois reprises d’époque près, a composé toute la musique de la pièce pour recréer l’atmopshère de la Belle Époque. En prenant place, nous avons déjà un pied dans le début du siècle dernier.

Lorsque les lumières s’éteignent, une vieille dame courbée fait son entrée. C’est elle, Louise Weber, dite « La Goulue » – en raison de sa propension à vider les verres des clients -, en fin de course. Loin du faste et de la fête, fatiguée, seule et alcoolique après la mort de son fils adoré, mais toujours truculente et fière, elle convoque les figures aimées et remonte le fil de ses souvenirs. Sa voix est celle de Delphine Grandsart, comédienne, chanteuse, qui signe également la mise en scène, littéralement possédée par ce personnage haut en couleurs, dont on devine qu’il ne lui est pas si éloigné.

Car La Goulue, ce n’est pas que la danseuse frivole des images d’Épinal. C’est une femme comme il en existe peu et comme il en exista sûrement encore moins de son temps. Une provocatrice, une anti-conformiste, une anarchiste, une punk, une féministe avant l’heure. Croqueuse d’hommes – sans être une « cocotte » -, tout comme de femmes, égérie de peintres, dompteuse de fauves, électron libre rebelle à l’ordre établi, elle vécut sa vie comme bon lui semblait, entre la rue dont elle était issue et les étoiles parmi lesquelles elle brillait. Capable de venir au Moulin Rouge avec un bouc en laisse pour protester contre l’interdiction faite aux femmes d’y entrer sans homme ! Mais le mépris des conventions se paie. La fascination qu’elle inspire se double d’une pointe de condescendance : « Elle n’était pas belle, elle était pire » écrit un journaliste. Octave Mirbeau décrit une « brutalité radieuse » qui serait « son seul esprit ». Les portraits, qu’ils soient peints ou écrits, ne lui font pas tout à fait justice.

La pièce de Delphine Gustau lui rend, elle, un hommage vibrant, à travers la gouaille et l’énergie sensuelle de Delphine Grandsart. Je ne connaissais rien de la Goulue – ni de la pièce – et, durant une heure, j’ai été transportée par (et dans) sa vie. Bien sûr, il est impossible de s’attarder exhaustivement sur un tel parcours, aussi riche, mais en quelques phrases, quelques anecdotes et formules, un portrait assez complet et très touchant se dessine. Nous survolons en cinq ou six tableaux six décennies d’une vie bien remplie ayant côtoyé les extrêmes. Nous entrevoyons les blessures, aussi bien physiques que psychiques. Le rire se fige soudain lorsqu’on réalise la dureté de l’époque. Je ne révélerai pas le parti pris dramaturgique qui donne toute sa force à la pièce, mais la fin m’a bouleversée.

Delphine Grandsart, qui a reçu le prix d’interprétation féminine aux Trophées de la Comédie Musicale 2018 pour ce rôle, tient le personnage de bout en bout, à bras le corps, soutenue par son talentueux accordéoniste. Avec fougue et sensibilité, elle danse, chante, boit, harangue, interagit avec le public (surtout les hommes) – ce qui peut destabiliser, mais il était important pour elle et l’auteure de recréer une sensation de proximité comme au Moulin Rouge où il n’y avait pas de séparation entre salle et scène. On y croit, la Goulue c’est elle, cette femme forte et fragile à la fois, cette éternelle enfant cherchant, telle un papillon perdu, la lumière, comme un lointain souvenir du regard maternel.

À ce jour, bien qu’elle ait contribué à sa légende et fasse partie de son imagerie, aucune rue de Paris ne porte le nom de Louise Weber dite La Goulue.

Il est temps de compenser cet oubli en courant voir cet émouvant spectacle.

Bonus vidéo : 1’30 avec Delphine Grandsart (merci au Musée Montmartre pour l’accueil)

Pour en savoir plus :

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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