21 novembre 2024

« Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles » : les nouveaux monstres ?

Avec cette pièce singulière de l’auteur catalan Joan Yago, le Collectif du Grand Cerf Bleu nous confronte à cinq interviews semi-fictives (car inspirées de la réalité) de femmes « exceptionnelles ». Exceptionnelles car, en assumant sans ciller leurs idées et choix (qui nous paraissent) radicaux, elles incarnent jusqu’au trouble les paradoxes et contradictions de notre époque, entre désirs individualistes et aspirations collectives. Intrigant et prenant jusqu’au bout.

Sur scène, une musique électro entraînante d’Étienne Jaumet, du groupe Zombie Zombie (DJ, saxophoniste et comédien dans la pièce), nous installe dès les premiers beats dans l’ambiance d’une émission audiovisuelle de type talk show. Une créature tout en jambes apparaît dans la pénombre. On apprend avec le jingle qu’il s’agit de Natalia Yaroslavna, top model ukrainien, sosie de Barbie, « voyageuse astrale », en quête d’une perfection physique qui, au départ, amuse. Pourtant, son discours n’apparaît pas si dénué de sens lorsqu’elle explique ses raisons à la voix masculine qui l’interroge dans l’ombre. L’absolutisme de celle que l’on pourrait qualifier de « bimbo excentrique » dans la vraie vie prend une autre dimension lorsque l’on comprend qu’il est, pour elle, le moyen d’échapper à une médiocrité généralisée qu’elle exècre.

Ce premier personnage, présenté quasiment comme une extra-terrestre, introduit avec finesse une série de courtes interviews incisives menées par un présentateur de plus en plus présent – et intrusif, et désagréable. L’atmosphère est plantée, mélange de science-fiction, dystopie, satire. Nous rirons et nous écouterons, surtout, la parole qui s’y déploie – bon texte, bien traduit, bien délivré, valorisé par une mise en scène sobre.

Les personnages suivants seront tout aussi, voire plus hauts en couleurs (particulièrement la dernière !) et ambivalents. Susan Rankin, la Républicaine du Nevada, mère de famille en robe rouge sang, pro-armes et pro-mariage gay puisque profondément libérale ; Roberta Flax, « verte » et sémillante Mark Zuckerberg au féminin qui travaille à un concept de transhumanisme pour nous assurer à tous l’amortalité ; Rosy, fillette fleurie de six ans serrant fort sa peluche… auparavant homme et père de cinquante ans ; et Glenna, devenue bleue à force de s’auto-médicamenter avec de l’argent colloïdal.

Tous ces cas, dignes d’émissions trash de télé-réalité ou d’épisodes de feu Strip Tease, prêtent évidemment, au premier degré, à rire. Pourtant, aucune de ces personnalités, lorsqu’on la laisse s’exprimer dans sa plus intime sincérité, ne mérite le mépris – celui qu’affichent ouvertement les deux figures de « dominants socio-culturels » du dernier débat regroupant cinq des six comédiens : le journaliste et le médecin « sachant ». Si la fillette transexuelle aux traits de quinquagénaire un peu bedonnant, la femme bleue accrochée à son remède qui la tue à petit feu, nous font glousser, c’est aussi avec une forme d’empathie ou de compassion, tant on sent en elles des nécessités qui nous échappent mais n’admettent finalement pas la moquerie.

En instaurant un dialogue entre un intervieweur représentant le courant de pensée normatif ou disons, raisonnable (le nôtre, en majorité) et des femmes hors conventions, Joan Yago nous oblige à entendre, à défaut de les comprendre, les différences. Peu à peu, chacune de ces nouvelles freaks médiatiques, celles qui alimentent les émissions sensationnalistes, les réseaux sociaux voyeuristes, dévoile sa part d’humanité, celle qui fait d’elle notre sœur, dans son étrangeté-même.

Avant-même d’avoir bien compris de quoi il s’agissait, j’avais eu envie de voir cette pièce (j’aime tout ce qui parle de différences, même extrêmes). Je ne l’ai pas regretté. Sans didactisme, sans jugement moral et avec même une certaine ambiguïté, Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles nous met en présence de l’altérité. Et, tout autant que Freaks ou Elephant Man, dans un style différent, très contemporain et vivant, nous rappelle que le monstre n’est pas toujours celui que l’on voit comme tel.

Photos © Boris Didym

Pour en savoir plus

  • Jusqu’au 19 février au Théâtre Ouvert (10 € tous les jeudis et pour tous les habitant·e·s du 18e, 19e, 20e, Les Lilas, Bagnolet ainsi que les bénéficiaires de tarifs réduits habituels – voir ici)
  • Site officiel du Collectif Le Grand Cerf Bleu

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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