Retour inattendu au lycée, dans le cadre du Off d’Avignon, avec la touchante pièce écrite par Yann Verburgh et mise en scène par Frédéric Fisbach dans une véritable salle de classe. Liberté a été spécialement conçue pour le temps d’un cours réel. Au plus près des élèves, avec une sobriété de moyens revendiquée mais non sans efficacité, la pièce, qui rêve une relation prof-élève apaisée, séduit par la justesse de ses deux interprètes.
Tout part donc de la salle de classe, à peine réaménagée pour la représentation, où Mme Perrot, professeure d’histoire, donne avec patience et pédagogie un cours sur la liberté d’expression. Assis parmi les élèves-spectateur·ice·s, Nicolas, ado en décrochage scolaire, y va de ses provocations, jusqu’à ce que la prof, excédée, lui ordonne de sortir. Furieux, le lycéen la pousse violemment. Quelques jours plus tard, sommé par son père de répondre de ses absences signalées par l’établissement, Nicolas invoque une gifle de la prof pour justifier son désir d’arrêter l’école. Que va faire Mme Perrot face à ce mensonge ?
À partir d’une situation conflictuelle probablement vécue par nombre d’enseignant·e·s, Yann Verburgh et Frédéric Fisbach narrent un cheminement réciproque vers la réconciliation et, peut-être, la compréhension mutuelle. En 10 scènes ramassées (timing oblige), ils donnent à voir les difficultés de chaque partie : jeune à fleur de peau dans une situation familiale complexe, prof et proviseur épuisé·e·s et seul·e·s face à des enjeux personnels et/ou professionnels, Éducation nationale sous tension… et mènent avec rigueur leur récit d’apprentissage jusqu’à un final poétique.
La mise en scène vivante de Frédéric Fisbach utilise l’espace de la classe à bon escient, alternant intelligemment les moments au lycée et plus intimes. Chaque scène porte un titre annoncé par l’un des comédiens et écrit manuellement au tableau, tout comme le générique à la fin (belle idée). Portant sur leurs épaules différents personnages, Sophie Claret et Nicolas Dupont « crèvent l’estrade ». D’une jeunesse proche du public visé, d’une justesse et d’un naturel remarquables, ils font oublier au public adulte les petits raccourcis ou clichés qui pourraient édulcorer le propos.
Car la résolution délibérément positive de cette relation qui semblait mal partie pourra ne pas convaincre totalement les plus pessimistes ou cyniques. Néanmoins, n’oublions pas qu’il s’agit ici d’aller à la rencontre directe des jeunes, parfois en rébellion contre l’institution comme Nicolas. Liberté a le grand mérite de ne pas être défaitiste, de vouloir apaiser les tensions, en proposant une vision valorisante du rôle de l’école. Lieu de frictions certes (et les profs n’étant qu’humains, d’imperfections également), mais aussi, quand on s’en donne la peine de chaque côté, de communication et de libération.
Comme le dit joliment et justement Mme Perrot :
« Le meilleur allié du prof, c’est l’élève. »
Dans une conjoncture nationale actuelle particulièrement inflammable, on saura gré à Liberté de contextualiser les réactions des deux personnages principaux pour éviter tout jugement manichéen ou moralisateur. Suivie d’un échange tripartite entre l’équipe artistique, les élèves et les profs, cette pièce touchante (d’utilité publique ?) offre à chacun l’opportunité de nouer le dialogue. L’art et l’école pour sauver le monde ? Nous aussi, on veut y croire.
3 questions à Frédéric Fisbach, metteur en scène
Spectateur dès son plus jeune âge de théâtre et danse, Frédéric Fisbach (Cie Ensemble Atopique II) a été particulièrement marqué par Peter Brook et Ariane Mnouchkine, dont les plateaux accueillaient des interprètes du monde entier. Pour lui, “le théâtre c’est un art du rapport : l’Autre, avec un grand A, est bienvenu·e”. Touche-à-tout, ce comédien, metteur en scène de théâtre et d’opéras et réalisateur de film, a aussi dirigé le Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine (2002), co-dirigé l’ouverture du CENTQUATRE-PARIS (2006-2010) et été artiste associé du Festival d’Avignon (2007). Passionné d’histoire, il travaille sur des textes du répertoire et contemporains, qu’il n’hésite pas à mettre en scène dans des formats et/ou lieux inhabituels, aime collaborer avec des auteur·ice·s vivant·e·s et des artistes étranger·e·s. Après quinze ans en lien avec le Japon, il adapte actuellement Petit Pays de Gaël Faye au Rwanda.
MarCel : Liberté a pour point de départ un cours sur la liberté d’expression, durant lequel une professeure fait référence à l’assassinat de Samuel Paty qui a eu lieu le 16 octobre 2020, entre deux confinements. Pour autant, le sujet de la pièce s’en éloigne vite : pourquoi et comment est-elle née à ce moment particulier ?
Frédéric Fisbach : comme pour beaucoup, le confinement a été un choc, que j’ai vécu à la fois de façon heureuse et moins heureuse. Mes projets se sont arrêtés brutalement, nous sommes tous tombés malades, parfois gravement, et à un moment, ça a été un peu la catastrophe. Je n’avais pas envie de faire du “théâtre filmé”, qui n’est pour moi ni du théâtre ni du cinéma, et j’ai cherché où il était encore possible de jouer. À ce moment, il se trouve qu’on pouvait encore jouer dans les établissements scolaires. J’ai donc proposé à Yann Verburgh, un auteur avec qui j’entretiens un dialogue depuis plusieurs années et avec qui j’avais envie de travailler, de monter un projet présenté uniquement dans les classes. La condition de Yann, d’abord peu enclin, était que cela ressemble à une performance. Que l’on n’amène rien. J’étais d’accord. Ce qui m’émeut énormément, c’est quand la fiction apparaît alors que rien ne l’y invite. Il n’y a quand même rien de plus “moche” qu’une salle de classe, ces lieux publics ou d’accueil type La Poste, Pôle Emploi, même s’ils nous sont familiers… Pourtant, de ces endroits-là peut naître une fiction qui nous emmène ailleurs, parce que le théâtre et les acteurs ont cette puissance-là. D’une certaine manière, avec Liberté, je renoue donc avec ce théâtre qui fait théâtre hors des lieux habituels, in situ.
Concrètement, le travail s’est déroulé en plusieurs étapes : d’abord nous avons fait des rencontres avec des élèves de seconde – c’était important pour Yann de savoir à qui le texte allait s’adresser et nous avons ciblé les secondes parce que tout change très vite entre 12 et 15 ans, même si nous avons joué le spectacle de la 3e à la terminale : chacun y voit et prend ce qu’il veut. Donc nous avons animé avec ces classes des sortes “d’ateliers philo” sur les questions de liberté d’expression et il se trouve que c’était quelques mois après l’assassinat de Samuel Paty, qui personnellement m’avait extrêmement choqué. Pas seulement l’assassinat en lui-même, mais la manière dont il avait été rendu possible : par un mensonge d’une jeune fille qui n’était même pas en cours. Mais c’est seulement un point de départ car ni Yann ni moi n’avions envie de parler de ça. Je pense que nous avons plutôt besoin d’histoires qui pansent nos blessures. Nous voulions une pièce où l’on arrive aussi à rire. Très vite, je lui ai parlé des quelques profs qui avaient marqué ma vie scolaire pourtant peu passionnée, il y en a eu très peu, mais on en a toujours un ou deux qui nous ont donné envie de grandir, devenir des adultes… et nous sommes partis comme ça. Ensuite, nous avons cherché les acteurs.
MarCel : comment avez-vous choisi les deux comédiens confondants de justesse, Sophie Claret et Nicolas Dupont ?
Frédéric Fisbach : après les ateliers avec les secondes, nous avons demandé à Didier Abadie, le directeur de l’ERACM, l’École Régionale d’Acteurs de Cannes et Marseille, d’organiser une semaine de travail avec les comédien·ne·s disponibles. Au terme d’un casting drastique, nous avons choisi Sophie et Nicolas dont nous sommes tombés “raides”. C’était important car il fallait que Yann ait envie aussi, parce qu’il allait écrire pour eux. C’est une chance de savoir qui va jouer quoi.
Nicolas, je l’avais déjà croisé à l’École de la Comédie de Saint-Étienne, il a fait partie de cette classe “Égalité des chances”, une classe préparatoire aux écoles de théâtre qui s’adresse aux jeunes issu·e·s de familles désargentées et/ou aux parcours particuliers. Je l’avais remarqué… car il est remarquable !
Ensemble (quoique je sois peu intervenu), nous avons encore fait 15 jours de travail d’improvisation. Sophie et Nicolas ont apporté beaucoup de choses, dans la scène du premier cours et dans le texte lu sur la fin, et même si Yann a tout réécrit à sa façon, Sophie et Nicolas sont crédités et touchent chacun 25 % de droits d’auteur. Yann le fait souvent lorsqu’il travaille à partir d’improvisations. Ensuite Yann est parti écrire la pièce, qui devait tenir le temps d’un cours (elle fait 52 minutes, juste la durée entre deux sonneries !), puis nous l’a envoyée.
MarCel : quel est l’accueil de la part des élèves et des profs, à qui vous rendez un hommage touchant dans cette pièce ?
Frédéric Fisbach : après la représentation, il y a un temps d’échange avec les élèves qui dure entre 30 et 45 minutes – parfois moins, cela dépend de leurs envies, leurs questions, leur disponibilité. Cette discussion, elle est très importante, elle est presque aussi importante que le spectacle. Au départ, ils et elles sont un peu gêné·e·s, la principale question est “pourquoi vous avez voulu devenir acteurs ?”, puis cela ouvre sur d’autres questions. Il y a plus d’enfants qu’on ne croit qui se retrouvent dans des situations familiales compliquées, donc il y a parfois des identifications avec les interprètes. Quelque chose de très fort se noue, qu’on a beaucoup travaillé avec Sophie et Nicolas pour essayer de s’approcher d’un jeu qui soit vraiment sur la corde raide, sans effet.
Les profs sont aussi très touché·e·s car le spectacle ne parle pas seulement du rapport prof / élève, mais dresse aussi l’état difficile de l’école publique, de ces profs “au bout du rouleau”. C’est là que ça devient passionnant parce que la pièce contient des thèmes de prédilection de Yann Verburgh et les profs s’en saisissent et en font “leur miel”. Nous essayons de faire saisir aux élèves que l’école n’est pas qu’une obligation, qu’un enfermement ou un endoctrinement, mais vraiment un carrefour, un lieu de rencontre et d’émancipation. Si j’avais compris ça plus jeune, je pense que j’aurais fait des études bien plus heureuses, en tout cas j’aurais passé des moments bien plus riches. Je me souviens très bien de l’élève que j’étais et, chaque fois qu’on entre dans un lycée, je me dis que c’est l’occasion et une chance pour ces jeunes de rencontrer d’autres adultes qui ne soient ni les parents ni les profs.
Enfin, nous avons joué la pièce dans des dizaines de lycées, généraux et professionnels, et souvent devant des jeunes “primo-spectateur·ice·s”, très éloigné·e·s de la culture, qui n’étaient jamais allé·e·s au théâtre. Moi, c’est aussi cela qui m’intéresse : rencontrer le théâtre très tôt a été essentiel pour moi et j’ai évidemment envie “d’élargir le cercle des connaisseurs” comme disait Vitez, d’essayer de créer des “vocations de spectateur·ice·s”.
J’ai l’espoir que le théâtre sème des graines : j’aime bien dire que je travaille pour le 6e acte, c’est-à-dire celui qui commence quand les gens sortent. Un spectacle est réussi, pas forcément quand les gens applaudissent, mais quand il a laissé une trace, voire peut-être !… changé une vie !
Portrait Frédéric Fisbach © Olivier Allard
Pour en savoir plus :
- Jusqu’au 26 juillet à 10h45 (relâche le 20) au 11 • Avignon (hors les murs au Lycée Mistral)