Retour sur le captivant concert des Dakh Daughters, « freak cabaret » ukrainien, qui ouvrait mercredi le festival Un Week-End à l’Est, dédié pour cette deuxième édition à la scène artistique de Kyiv (le nom ukrainien de Kiev). Dans une ambiance vaguement inquiétante (« dark » daughters !), ces chanteuses, multi-intrumentistes et comédiennes, m’ont subjuguée par leur musique, leurs voix, leur énergie, leurs talents. Un groupe intrigant, poétique et politique, entre Pussy Riot et théâtre de l’absurde, dont je suis devenue fan dès la première chanson et que je vais suivre avec attention désormais.
Les Dakh Daughters sont nées en 2012 de la compagnie Dakh, théâtre indépendant « kyivien », alternatif et avant-gardiste. Au départ apolitiques, elles se sont fait particulièrement remarquer pendant les manifestations pro-européennes « Euromaïden » en 2013, devenant des sortes de figures révolutionnaires :
Bien qu’elles soient déjà venues plusieurs fois à Paris, étrangement, leur « freak cabaret » était toujours passé entre les mailles de mon attention. Il a fallu que je me lie d’amitié cette année avec une jeune femme ukrainienne pour découvrir la musique actuelle (pop rock électro) de son pays. À peine quelques mois après m’en avoir parlé, voilà qu’elle me propose de l’accompagner applaudir en live ces « filles du Dakh ». J’étais impatiente de les découvrir sur scène après avoir vu quelques vidéos et j’ai été plus que comblée.
Dans une ambiance très graphique, cinq des sept artistes qui composent ordinairement la formation, nous ont plongés, ce mercredi soir, dans un maelstrom de sons, d’images et d’émotions. Entourée d’une bonne partie de la diaspora ukrainienne parisienne enthousiaste, j’ai moi aussi été très touchée par la puissance et l’intensité que dégagent ces filles engagées, enragées parfois, alors même que l’histoire de l’Ukraine m’est globalement lointaine et inconnue.
Ces filles effrontées s’autorisent toutes les audaces. Musicalement, elles mixent et remixent, pour se les approprier de façon très personnelle, différents styles musicaux qui semblent a priori très éloignés. Chants traditionnels et folkloriques, rythmes rock et punk, folk, reggae, rap, jazz, world music fusionnent avec bonheur, tout comme les instruments (guitare, contrebasses, violoncelle, piano électrique, percussions, accordéon, flûte traversière…) qu’elles s’échangent avec une facilité impressionnante, et les langues (Ukrainien, Anglais, Français, Allemand, dialectes…) qu’elles utilisent sans transition au milieu d’une même chanson.
Le spectacle est tout en ruptures : vocales, mélodiques et rythmiques. On est sans cesse surpris par la tournure que prend un morceau, sans que cela paraisse jamais artificiel ou hypocrite. Au contraire, la tension qui parcourt tout le concert nous tient en éveil.
Excellente idée : la plupart des textes, parfois tirés de Chevtchenko, grand poète ukrainien, T.S. Eliot, Shakespeare, Kipling ou Bukowski, est traduite sur l’une des toiles tendues où sont projetées de très belles animations. Images tirées de tableaux (Vinci, Bosch), vidéos (paysage pluvieux défilant vu à travers une vitre de véhicule sur une chanson qui évoque l’exil et le statut de réfugié), visages (mineurs ukrainiens), dessins (réalisés, d’après mes sources, par des artistes différents à chaque spectacle) ou tout simplement décors texturisés… Même si l’on ne comprend pas tout – en tout cas, pour moi qui ne suis pas ukrainienne, la signification de certains morceaux était beaucoup moins claire que pour mes deux compagnes -, on est saisi par la poésie noire et absurde des textes et quelque chose de très fort, une forme de sauvagerie physique, de sensualité insoumise, transmise à la fois par la musique, les voix, les corps et les attitudes. J’ai parfois pensé à The Old Woman de Robert Wilson.
Le visage fardé de blanc, entre Pierrot lunaire mélancolique et petites sorcières grimaçantes, les Dakh Daughters assument une identité visuelle forte, presque dérangeante, à la limite parfois du grotesque. Au départ habillées de fichus et blouses austères (style soviétique ?), elles finissent en body et tutu noir gothique, après avoir passé une partie du spectacle en espèce de nuisette blanche sexy.
Il y a dans tout cela comme une ironie, empreinte de la fameuse « âme slave », qui permet au spectacle de ne pas sombrer dans l’outrance. Peut-être aussi parce qu’on sent, même en tant que profane, qu’il y a une véritable intention, une conscience et une résistance, derrière – qui éclatent lors du rappel, lorsqu’elles reviennent sur scène en agitant fièrement le drapeau ukrainien, sous les acclamations du public.
Un peu étrangère à toute la portée politique du spectacle, j’ai toutefois été emportée par le vent de liberté qui souffle sur cette création, troublée par sa sensualité théâtrale, sensible à ses contrastes qui semblent assez représentatifs de tout ce qui agite aujourd’hui cette partie de l’Est européen.
Quel dommage d’avoir dû rester sagement assise sur un fauteuil alors que tout invite à bouger, danser, le poing tendu ! Mais, hormis cette petite déception, quelle « harnyy vetchir » (belle soirée) ça a été !
чудовo !
Photos 2 et 3 avec l’aimable autorisation de © Laurent Besson | Caribou-Photo
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Pour en savoir plus :
- L’album If en écoute gratuite sur SoundCloud
- Un Week-End à l’Est
- Reportage Arte Tracks