Quel choc ! Je ne savais rien de Seuil avant d’accompagner ma collègue-copine Delphine à la première, au toujours passionnant Théâtre Ouvert dans le 20e. J’ai reçu la pièce comme un coup de poing en plein ventre, bouleversée par le sujet, séduite par l’écriture, convaincue par la mise en scène et époustouflée par la prestation des deux comédiens. Avec ce thriller/polar à rebours en huis-clos, dans le monde fermé d’un collège-internat où se perpétuent des rites d’initiation cruels et où la masculinité se construit par et dans la violence, c’est la première fois que je sors d’une pièce sans pouvoir prononcer un mot. À découvrir d’urgence encore ce soir à Paris, en mai à Vire (14) et cet été dans le Off d’Avignon.
Pensée pour être présentée en salle de classe pour des élèves et au plateau pour le grand public, Seuil nous happe immédiatement par la simplicité ingénieuse de sa mise en scène et sa scénographie : une longue rangée de tables d’école, dont la disposition évoluera au gré de l’intrigue pour figurer intelligemment d’autres lieux, notamment extérieurs. Dans un dispositif bifrontal immersif, complété par une mise en lumière et en son inquiétante, le public se fait face de part et d’autre de la scène, spectateur et parfois acteur, tout entier tendu vers la résolution de ce que l’on imagine très vite être une tragédie.
Une nuit, Mattéo, 14 ans, a disparu, après avoir posté un dernier message alarmant sur les réseaux sociaux : « Vous m’avez tuéR. » Noa, adolescent à vif, du même âge, cuisiné par une policière, semble être le principal témoin, voire l’un des suspects. Au fil de l’interrogatoire, de sa mémoire « qui enterre tout », de ses dénis, de ses refoulements, nous remontons, à coups de flashbacks, dans son passé d’interne nouvellement arrivé, de bizut chahuté par d’autres élèves, d’occupant de la mystérieuse et terrifiante chambre 109, partagée avec deux durs du collège, dans laquelle semblent flotter encore d’inconsolés fantômes.
Jusqu’où est-on prêt à aller pour se faire accepter, pour ne pas rester sur le seuil et faire partie de « nous autres » ? Comment la violence est-elle intégrée pour être ensuite perpétuée dans une sorte de détachement collectif, au nom d’une virilité à prouver ?
Dans un texte éclaté brillamment construit, d’une écriture précise, d’une langue parfois hachée, comme si les mots ne pouvaient pas être tous dits et se bousculaient entre eux, Marilyn Mattei nous met frontalement face à ces questions, sans y apporter de réponse manichéenne ni de jugement. Elle referme son piège implacable autour du personnage principal, victime ou bourreau ?, otage consentant de cette tradition de rites de passage.
La mise en scène de Pierre Cuq captive de bout en bout par l’atmosphère tendue, étouffante, onirique et presque fantastico-horrifique qu’elle crée, dépassant la simple narration d’un fait divers.
Tout cela aurait beaucoup moins de force sans le talent incroyable des deux comédiens. Lui, Baptiste Dupuy, dans le rôle ingrat d’un adolescent aux abois, hérissé comme un chat méfiant et apeuré. Et elle, Camille Soulerin, complètement époustouflante, endossant plusieurs personnages, féminins, masculins, au gré des différents scènes, avec une aisance remarquable. Qu’elle incarne la fliquette, la camarade de chips, les deux colocs bas du front ou la prof, elle est toujours juste. Les deux font une utilisation fascinante de leur corps lors de quelques scènes spectaculaires : avec une marionnette, lors d’un solo schizophrénique sur « C’est à moi que tu parles ? » et d’une danse poignante sur Lykke Li – peut-être le seul moment où un peu de bonheur serait possible.
Bref, cette pièce d’une grande force, particulièrement destinée aux jeunes, m’a littéralement frappée. Elle m’a évoqué plein de choses très diverses en vrac, peut-être à tort (pour l’atmosphère délétère, les notions de sauvagerie de groupe, de chasse à l’homme, de persécution, d’une forme de folie…) : Sa majesté des mouches, Le locataire (de Polanski), Le maître des illusions (Donna Tartt)… Seuil pourra résonner très profondément en vous selon votre propre vécu de la violence, du harcèlement, du consentement. On n’en sort pas indemne, mais ce drame initiatique incite à une réflexion sur ces phénomènes de reproduction de la violence induits par les stéréotypes de genre. À voir… avec vos ados !
Pour en savoir plus
À partir de 14 ans
- Jusqu’au 9 avril à Théâtre Ouvert (de 8 à 20 €)
- Les 11, 17 et 18 mai au Théâtre Le Préau – CDN de Normandie-Vire (14)
- En juillet au Off d’Avignon au Théâtre du Train Bleu
- Compagnie Les Grandes Marées / Pierre Cuq