8 novembre 2024
"Salle des Fêtes" de Baptiste Amann © Pierre Planchenault

« Salle des fêtes » de Baptiste Amann : lieu d’humanité(s)

Dans cet espace aussi banal que commun (dans tous les sens du terme) qu’est une salle des fêtes municipale de village, Baptiste Amann orchestre, sur quatre saisons d’une année, les rencontres de dix personnages en quête, aussi bien intimement que collectivement, de liens, d’amour, d’utopies, d’espoir. Sur plus de deux heures, inégales mais jamais ennuyeuses, c’est toute la vie et nos diverses façons d’être au monde et ensemble qui se déploient, entre paroles et non-dits, incompréhensions et solidarités.

Un jeune couple parisien – Marion, écrivaine ayant connu un premier succès en librairie, et Suzanne, tatoueuse – s’installe dans un village de campagne avec le frère de la première, Samuel, atteint d’un trouble psychiatrique. Le trio a racheté une vieille usine à l’abandon pour y vivre, tout en restaurant et valorisant, en quelque sorte, le patrimoine architectural et industriel. Mais l’enthousiasme premier et un peu naïf se heurte rapidement à la réalité. Lors du conseil consultatif organisé par le maire de 25 ans, en présence de quelques habitants, on apprend que la négligence des nouveaux arrivants a noyé l’exploitation d’un agriculteur voisin et provoqué des dégâts écologiques.

Au fil d’une année rythmée par un événement local saisonnier (réunion publique, vœux du maire, loto, 14 juillet), chapitré sur du Vivaldi « recomposed by Max Richter » (un peu mis à toutes les sauces dès qu’on veut ajouter une touche de mélancolie), dix personnages aux parcours et tempéraments différents vont se croiser, se parler (ou pas), se soutenir et, souvent en tandem, révéler ainsi une partie d’eux-mêmes. Après l’introduction de Samuel, le frère, sur un solo bluesy de cigar box qu’il a confectionnée à Sainte-Anne, nous faisons la connaissance de Marion et Suze, très amoureuses et pourtant si dissemblables : elles racontent leur projet de vie commune à travers deux monologues entrecroisés formant une polyphonie contradictoire. Après une ellipse, le conseil consultatif à l’automne introduit les habitants du village : un couple mixte où lui a l’air plus effacé qu’elle, une experte et militante écologiste engagée, un agriculteur désormais littéralement sous l’eau, un père grande gueule, sa fille d’une vingtaine d’années et, au milieu, un maire de 25 ans, plein de bonne volonté pour (ré)concilier les esprits et les modes de vie.

Même si l’on y écoute du Johnny (le choix de la chanson, « Diego, libre dans sa tête », a son importance), cette Salle des fêtes évite les clichés et le folklore sur la ruralité et déjoue nos éventuels a priori sur les personnages. Après cette séance de conseil plus vraie que nature et très intéressante par les enjeux politiques, écologiques et économiques qu’elle soulève, le ton change en hiver. D’une part avec une longue tirade sur La Cerisaie de Tchekhov par le maire, qui exprime dans cette envolée exaltée, à la fois sa sensibilité, mais aussi sa vision et son désir idéalistes d’une société où l’on se comprendrait vraiment (alors que lui-même ne voit pas la détresse de son auditeur !). D’autre part avec une performance chamanique assez sidérante de Samuel (quelle présence !). Ne dévoilons pas tout, mais la pièce, par ailleurs très drôle à certains endroits, réserve encore des moments puissants : un bouleversant souvenir d’enfance raconté en créole et traduit en français, la très belle demande de réconciliation d’une fille à son père, un échange frère-sœur qui bascule dans une « forêt de symboles »… Personnellement, cette dernière scène avant l’épilogue m’a semblé la plus faible et la plus floue, même si elle contient des passages forts sur l’écriture – qui est aussi le fil rouge de l’histoire (Marion étant une autrice confrontée à la page blanche, puisant peut-être son inspiration dans son expérience dans ce village) : ses « vols », ses révélations, son impuissance et ses trahisons aussi – précédemment, un personnage proposait de « construire notre avenir hors du langage ».

Baptiste Amann oscille entre « (faux) réalisme tchekhovien » et « poésie sensitive » (rimbaldienne ?) – ces deux références sont nommées par les personnages, et réussit globalement à équilibrer les différentes atmosphères de cette « fresque sociétale chorale », genre un peu battu et rebattu. Sa tentation d’une écriture lyrique semble parfois légèrement appuyée (les phrases projetées, tirées du carnet de Marion, qui ponctuent les changements de saisons sur fond musical, les paroles de Samuel) et le nombre de thématiques embrassées (urbains/ruraux, écologie, langue et écriture, révolution, liberté, lucidité et « voyance » de la « folie », amour bien sûr…) brouille un peu le propos global. Mais je ne pense pas que ce soit une pièce « à thèse(s) » : ce qui importe au dramaturge, c’est d’esquisser des individus dans leur humaine complexité, de mêler les fragilités intimes et la force du collectif. Les comédiens, très impliqués, sont tous assez justes. On sent une grande empathie envers les personnages : « j’écris « pour », car écrire « sur » écrase le sujet », dit joliment Marion. Poussez la porte de cette Salle des fêtes, où nos solitudes, nos blessures, nos fêlures toujours laissent passer la lumière. Même quand on l’éteint.

Photos : Pierre Planchenault

Pour en savoir plus :

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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