「外の道」 前川知大
Il ne reste hélas plus qu’une date (aujourd’hui samedi 26 novembre à 16h, dépêchez-vous !) pour courir voir À la marge, première pièce de l’auteur et metteur en scène Tomohiro Maekawa à être présentée en dehors du Japon où il connaît pourtant un grand succès. C’est donc une chance immense d’avoir pu découvrir, dans le cadre du Festival d’Automne, son travail si original, à la croisée du fantastique, du paranormal, de la philosophie et de la métaphysique, voire de la phénoménologie. Deux heures incroyables, hors du temps et même de l’espace, au terme desquelles Tomohiro Maekawa donne la plus belle réponse qui soit à notre angoisse existentielle.
Difficile pour moi de chroniquer cette pièce aussi riche qu’énigmatique sans trop en dévoiler, car les questions qu’elle soulève reposent sur les récits captivants des deux personnages principaux qu’il serait très dommageable de résumer. Pour faire court : alors que des bruits inquiétants grondent à l’extérieur, un homme (Mitsu Teradomari) et une femme (Mei Yamadori) d’âge mûr se retrouvent par hasard dans un café. Plus de vingt cinq ans qu’ils ne s’étaient pas vus et les voici, à la fois amusés, heureux et empruntés, de se retrouver par hasard (mais est-ce un hasard ? les personnages ayant une curieuse sensation de déjà-vu…) dans cette petite ville sans grand intérêt, ce « coin paisible ». Situation improbable et très vite source de dialogues un peu absurdes à la Ionesco, dans la mesure où les personnages avouent ne s’être au fond guère parlé dans leur jeunesse. Mais, au gré des confidences plus personnelles, la pièce prend un tournant agréablement déroutant vers le fantastique / surnaturel / paranormal – en tout cas, ce que l’on nommerait ainsi au premier abord. La porte bizarrement penchée par laquelle entrent les personnage au début nous l’annonçait !
Tera et Mei ont, quelle coïncidence, chacun vécu des événements extrêmement bizarres, incohérents et même inquiétants pour tout auditeur extérieur. Je ne vais rien dire pour ne pas gâcher la découverte, mais il est question de magie basée sur le « système qui régit ce monde depuis ses origines », d’un éclat de verre et d’une tumeur, d’un carton mystérieux, sorte de boîte de Pandore, d’un être surgi du néant alors qu’un père s’était « évaporé », de clairvoyance et d’obscurité…
J’étais captivé par un interstice entre deux meubles.
Traduction : Miyako Slocombe
Pourrais-je entrer dans ce petit interstice aussi noir que la nuit ?
Ce n’était peut-être pas impossible.
C’était la porte du paradis qu’on avait oublié de fermer, des ténèbres pleines de promesses.
À moins que ce soit la porte des enfers…
Ils me disent d’abandonner tout espoir.
Le public est suspendu aux lèvres des deux camarades d’enfance qui se rassurent l’un l’autre en se croyant mutuellement. D’autant que leurs récits prennent vie sur scène grâce aux comédiens figurant les clients du café, qui jouent également les différents protagonistes de ces histoires, et prennent parfois en charge une partie du texte des deux personnages principaux – idée géniale qui participe à notre incertitude -, quand ils n’évoquent pas des zombies fantomatiques.
Dans un ballet parfaitement réglé, figures réelles et racontées, présent et passé, fiction/rêve (?) (ou plutôt cauchemar !) et réalité se confondent, aussi bien pour les spectateurs que pour Mei et Tera sur scène. Les différents niveaux de temporalité se rejoignent de façon très fluide et troublante, comme si les univers parallèles (multivers) de Stephen Hawking se matérialisaient devant nos yeux. Personnellement, j’ai eu l’impression grisante d’ouvrir la fameuse boîte du chat de Schrödinger et d’y découvrir ses deux états a priori incompatibles superposés. Dans À la marge, les expériences vécues par Tera et Mei semblent impossibles et pourtant, elles sont, dans un monde qui par ailleurs ressemble à celui, « normal », que l’on connaît tous. Et nous aussi, nous les croyons !
De par l’Inconnu et l’inexplicable, auxquels ils ont été confrontés et leur nouveau regard, Tera et Mei sont « à la marge ». Entre deux mondes, entre la matière et le vide, entre la lumière et les ténèbres, entre la conscience et la folie, entre le dedans et le dehors, entre la vie et… ? – dont ils annihilent la dualité. Lorsque le moment arrive, ils sont « prêts ». Malgré la peur. Mais Mei a peut-être la solution, qu’elle a expérimentée, lors d’une précédente scène magnifique à base de chaises.
Je me suis dit que l’imagination comptait plus que la mémoire.
Traduction : Miyako Slocombe
La mémoire est floue et nous induit en erreur.
Le décalage avec la réalité nous inquiète.
Si la pièce est d’une étrangeté parfois un peu oppressante (beau travail sonore), elle n’en est pas moins souvent émaillée d’humour. De façon très concrète, j’ai été envoûtée par la beauté de son décor, créé spécialement en France pour ces représentations à la Maison de la Culture du Japon de Paris, et ses lumières signées Kei Sato. Le jeu des neuf comédiens (9 = « ku » – « souffrance » – en japonais ?), très naturels, m’a tenue en haleine, malgré la longueur (2 heures). Et deux moments très audacieux nous permettent aussi de savourer uniquement le texte ! Texte qui, entre post-modernisme et existentialisme, a convoqué chez moi de nombreuses références approximatives et parfois plus intimes (mon cerveau était à plein régime). En vrac : La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, les mangas horrifiques comme L’école emportée de Kazuo Umezu, le réalisme magique, Sartre, Les mille et une nuits, Alice in Wonderland, Melancholia de Lars von Trier, Shun-kin de Simon McBurney d’après Jun’ichirô Tanizaki (Festival d’Automne 2010 !), mais aussi ma propre terreur des trous noirs (dans lesquels espace et temps sont distordus, ce que j’ai eu l’impression de vivre avec cette pièce unique en son genre il me semble), ou encore cette idée qui me tracassait plus jeune : celle de n’être qu’un rêve, que les autres soient mon rêve et que je n’existe que parce d’autres me rêvaient aussi. Chaque scène ou parole éveillait en moi un vague souvenir, une réminiscence, un début de réflexion, et j’oublie sûrement encore plein de choses auxquelles j’ai pensé tout en regardant cette pièce intrigante et passionnante.
Bref, autant dire qu’on ne sort pas indifférent d’un tel spectacle. Même si je ne suis pas sûre d’avoir tout compris (mais n’est-ce pas d’ailleurs ce dont il faut faire le deuil in fine ?), les derniers mots, magnifiques, pour tenter de répondre au Mystère – quel qu’il soit -, m’ont touchée en plein cœur. Pour les connaître, rendez-vous tout à l’heure à la MCJP. Pour ma part, j’espère très vite découvrir le reste de l’œuvre de Tomohiro Maekawa en France !
Pour en savoir plus :
- À la marge : dernière séance samedi 26 novembre 2022 à 16h à la MCJP (tarif préférentiel à 15 € avec le code KONRINZAI)
- La Cie Ikiume