26 avril 2024
Deux amis - Pascal Rambert (saluts - 23 novembre 2022) © Céline Allais

« Deux amis » de Pascal Rambert : en fait, seulement l’amour…

Deux amis a été écrit par l’auteur et metteur en scène Pascal Rambert pour Charles Berling et Stanislas Nordey. Deux comédiens intenses et complices, qui s’exposent d’une façon entière et très impressionnante sur scène, s’empoignant à bras le corps comme ils empoignent ce texte impétueux, tel un torrent ininterrompu. Un hommage, vibrant, fou et absolu au théâtre, au langage… et à l’amour – le lien entre tout.

Sans crier gare, alors que le public discute encore, Charles et Stan (les personnages portent les prénom de leurs interprètes, brouillant la frontière entre fiction et réalité), costumes bleu et noir de cadres sérieux, font irruption sur le plateau, en pleine conversation. Immédiatement, nous sommes embarqués dans un flux de parole qui ne nous laissera guère de répit.

On comprend qu’ils sont ensemble à la ville comme à la scène. Qu’ils vivent leurs passions personnelle et professionnelle avec la même intensité. Leur discussion sur la mise en scène des « quatre Molière » – Le Tartuffe, Don Juan, Le Misanthrope et L’École des femmes – à la façon d’Antoine Vitez et de Molière, dans un décor unique « avec une table, deux chaises et un bâton », tourne rapidement à la discorde. Les dissensions esthétiques, politiques et même sociales des deux hommes donnent lieu à des échanges savoureux sur le mauvais goût des gens, la nullité des critiques de théâtre (nuancée un peu plus tard), le regard aveugle des photographes, le pouvoir d’évocation du théâtre (il suffit de prétendre qu’une table en plastique est en bois pour que le public la voie en bois, selon Stan), et même à la re-création d’une scène de ma Nuit chez Maud de Rohmer, sur le pari de Pascal – dont on comprendra plus tard l’importance, au-delà de l’hommage.

C’est vache, c’est riche, c’est drôle, c’est brillant même.

Ce débit de parole ne faiblit pas, même lorsque, au détour d’une répétition, les deux amants décident de faire l’amour rapidement sous une table ! Scène qui en médusera peut-être plus d’un, d’autant plus que Pascal Rambert utilise, comme un peu avant, un procédé surprenant qui oblige à l’accepter dans sa longueur : l’arrêt sur image de l’un des personnages, tandis que l’autre énonce ses réflexions intimes dans le détail. Dans ces scènes extrêmement bavardes, il est question du regard (celui du metteur en scène, notamment) et l’incapacité à regarder vraiment, de l’impénétrabilité de l’autre également, quand bien même on le pénètre physiquement… Alors, je l’avoue, j’ai parfois un peu décroché tant il y avait de choses à écouter et auxquelles réfléchir soi-même, mais le rythme même de la parole des comédiens agissant comme le flux et le reflux de la mer, j’ai fini par revenir à bon port après quelques minutes de retard sur la pensée de l’auteur.

Et puis… c’est le drame.

Stan reçoit un SMS que Charles lit sans vraiment le vouloir. Ce SMS ne le « regardait pas », littéralement parlant, mais lui a croisé ce regard textuel qui ne lui était pas destiné. À partir de là, la performance de Charles Berling est à applaudir comme on applaudit un·e interprète exécutant avec maestria un grand air d’opéra : son personnage, pris d’une jalousie paranoïaque, se met à délirer autour de cette vague suite de mots. On pense un peu à Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute, en plus furieux ou « hystérique », car il s’agit d’un monologue et non d’un véritable dialogue – et puis la pièce de Pascal Rambert n’est finalement pas seulement une guerre. Le volume de texte délivré par Charles Berling quasiment sans respiration est sidérant. Moment d’une excessivité incroyable, « bigger than life », qui nous met K-O. Cette tentative d’épuisement d’un texte sibyllin (pour plagier Pérec) ouvre la boîte de Pandore des souvenirs, des angoisses, des rancœurs, des doutes, des incompréhensions, des suspicions, des blessures, en bref, des névroses dont nous sommes tous plus ou moins porteurs. D’ailleurs, je me suis égarée comme Charles avec un plaisir masochiste dans les potentialités contenues dans ces quelques mots. Et lorsque les mots, triturés en tous sens, finissent par justement perdre leur sens, ne reste que la violence libératrice (?).

Alors, clôture de l’amour ?

On aura essayé d’être plus précis avec les mots pour vivre mieux on aura essayé de mettre des mots sur ces contradictions qui nous tenaillent tous on aura sans doute raté beaucoup de choses mais on les aura ratées au moins ensemble on aura fait des erreurs mais on peut aimer une personne pour ses erreurs c’est même souhaitable vu cette chose bancale qu’est une vie

Pascal Rambert

Dans un épilogue inattendu, qui semble arriver de nulle part après une ellipse un peu mystérieuse sur du Black Sabbath, les choses seront remises en perspective, à l’échelle d’une vie et d’une passion partagées. Ce théâtre très écrit, assez intellectuel même s’il est aussi physique, pourra en laisser certains de marbre. Il n’est pas facilement « aimable », sa démesure poétique un peu boursouflée est presque un peu gênante et agaçante, mais aussi touchante, plus on y repense. Car malgré, parfois, l’échec du langage, Pascal (Rambert) fait ici le pari du triomphe de l’amour.

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Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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