22 novembre 2024

« Le Passager de la Terre », adaptation scénique réussie d’un film culte underground

Et vous, le croirez-vous ?

Au commencement était un obscur film culte indépendant “lo-fi”, découvert par le metteur en scène et comédien Rotem Jackman* alors qu’il cherchait un bon film de science-fiction à regarder : The Man from Earth. L’histoire d’un professeur d’université d’une trentaine d’années qui décide de quitter brutalement, après dix ans de succès, son poste et son lieu de vie. Ses amis enseignants qui le rejoignent pour un pot d’adieu veulent comprendre la raison de ce départ soudain. Ce que Jean finit par leur avouer, au cours d’une soirée riche en rebondissements, va ébranler leurs savoirs, leurs certitudes, leur amitié.

Le scénario, écrit par Jerome Bixby, écrivain et scénariste américain ayant travaillé sur La quatrième dimension et Star Trek, passionne et enthousiasme tant Rotem Jackman qu’il négocie les droits pour l’adapter sur scène en français. Après cinq ans de travail (Rotem a non seulement assuré la traduction-transposition vers le français et la mise en scène, mais interprète également le rôle principal) et de reports dûs à la situation sanitaire, voici enfin le résultat, présenté dans l’intimité de La Scène Libre (Paris 10).

À vrai dire, je ne savais pas ce que j’allais voir, mais c’est justement le mystère distillé par le communiqué qui m’a intriguée : un “huis clos captivant” (une pièce en temps réel, c’est toujours intéressant), un “film culte au succès mondial” (dont je n’avais jamais entendu parler !), une affiche à l’ambiance fantastique (qui en séduira autant qu’il en rebutera). Pas de problème, j’en suis ! J’y suis donc allée avec curiosité et j’ai été très agréablement surprise, prise peu à peu dans une intrigue dont je ne peux rien vous dévoiler, mais qui joue habilement avec nos connaissances et nos croyances. Car Jean, le mystérieux personnage principal, s’adresse à des collègues experts dans leur discipline : une prof d’histoire de l’art, une autre de mathématiques, des cadors de l’anthropologie, archéologie, biologie, ou encore psychiatrie. Confronté à son histoire rocambolesque (?), chacun (dont le public), qu’il soit sceptique, croyant, scientifique, spirituel, sera mis à rude épreuve et ressentira incrédulité, surprise, colère, rejet, séduction, émotion et, pourquoi pas, envie d’y croire…

Alors, je ne pourrais pas dire que la pièce est littéralement SF. Elle lorgnerait plutôt – sans en être une copie – vers des œuvres telles The Da Vinci Code, Le Porteur d’histoire ou peut-être les livres de Bernard Werber (je n’ai lu que Les Fourmis, enfant, donc je ne connais pas trop, mais je pense que ça pourrait coller) qui mêlent avec un art de la narration maîtrisé et une grande inventivité faits historiques, fiction, science-fiction, philosophie, spiritualité… brouillant les frontières pour nous distraire, mais aussi nous faire reconsidérer l’histoire de l’humanité sous un autre angle. 

Et pourquoi pas ?

Le Passager de la Terre assume pleinement la modestie de ses moyens (le décor est minimaliste ce qu’il faut, les lumières sont réussies) et la simplicité de sa mise en scène (pas du tout le style virevoltant parfois fatigant d’Alexis Michalik). L’intérêt de la pièce réside dans ce huis clos intellectuel entre huit personnages, dont sept qui reçoivent très différemment le même message. Ce qui prime ici, c’est le récit extraordinaire porté par un Jean-Shéhérazade habité. Rotem Jackman est très juste dans le rôle. Le reste de la distribution m’a semblé, lors de la première, un peu inégal, mais il faut dire que les autres rôles sont en quelque sorte des faire valoir de Jean, il n’est donc pas toujours facile de les faire exister solidement face à un tel personnage. Mais globalement tout le monde s’en sort bien, même si on ne comprend pas trop si le prof d’archéologie est un ami ou un ennemi (et donc pourquoi il prend la peine de venir dire adieu à Jean). L’humour est aussi assez présent, sans lourdeur, ce qui évite plaisamment de tomber dans une ambiance pesamment occulte.

En bref, l’ami qui m’accompagnait et moi avons passé un très bon moment. Avec un véritable instant suspendu sur la Symphonie n°7 de Beethoven et grâce à, ma foi (haha), une idée centrale assez osée et très intéressante ! Une pièce à la fois sans prétention et ambitieuse dans son propos, qui a pas mal d’atouts pour séduire un large public. Allez la voir pour y croire (… ou pas), vous n’en sortirez pas indifférent·e !

* Pour l’anecdote, Rotem est le co-créateur avec son frère et leurs amis des Franglaises, qu’il a managé·e·s de 2011 à 2017.


3 questions à Rotem Jackman, adaptateur, metteur en scène et comédien

MarCel : bonjour Rotem, pourquoi as-tu eu envie d’adapter ce film à la fois culte et tout de même plutôt confidentiel, Le Passager de la Terre ?

Rotem Jackman : je voulais regarder un film de SF, je cherche donc sur IMDb et, parmi les 50 premiers films, je tombe sur The Man from Earth. Je le trouve incroyable, à ma grande surprise, il n’a jamais été diffusé nulle part, n’est jamais passé au cinéma en France, ni même sorti en DVD. Pourtant, il a des fans dans le monde entier. C’est le fils de Jerome Bixby, l’auteur, qui a fait ce film pour son père. Avec ce côté huis clos, c’est en soi une super pièce de théâtre, qui est d’ailleurs jouée aux États-Unis.

Les plus passionnés étant les moins de 25 ans, ce qui peut se comprendre car c’est un âge où l’on se pose encore des questions sans trop de cynisme sur la vie, le surnaturel… Personnellement, je ne suis ni religieux ni pratiquant pour un sou, mais ça ne m’empêche pas d’avoir été interrogé, dans cette histoire, par le questionnement par rapport au mystère, ce point d’équilibre entre le mystère et le rationalisme. À tel point que je me suis relancé dans la production avec ce spectacle.

MarCel : comment as-tu travaillé cette adaptation en partant de quasiment zéro ?

Rotem Jackman : j’ai obtenu les droits de représentation puis j’ai travaillé à partir de nombreuses sources en les recoupant : adaptations théâtrales en anglais, traductions de sous-titres… Je suis bilingue anglais et j’avais déjà adapté en français An ideal Husband d’Oscar Wilde. J’ai effectué le même travail pour The Man from Earth, avec le choix de tout franciser pour ne pas détourner les spectateurs de l’essentiel. Ainsi, John s’appelle Jean, l’action se déroule à Argelès, où il y a réellement une université. Et je me suis beaucoup interrogé sur la traduction du titre pour retranscrire cette idée de “from”, sans que l’on pense que “L’Homme de la Terre” parle d’un paysan ! J’ai bénéficié du regard extérieur de mon coproducteur qui m’a aidé à préciser certains choix, certaines directions, pourquoi tel personnage dit ça… Et j’ai décidé d’aller plus loin que le film…
Je pense que cette adaptation transposée en France reste respectueuse de l’œuvre originale : le théâtre, c’est ce qu’on vit aujourd’hui, c’est vivant, tout n’est pas figé dans le marbre – à condition bien sûr d’être honnête intellectuellement et de ne pas dénaturer, tordre les choses au détriment des propos de l’auteur. En tout, ça a été un travail de 4-5 ans entre les différents confinements, l’indisponibilité de certains comédiens aux nouvelles dates et la formation de nouveaux, la nécessité de motiver à nouveau la troupe, les problèmes de budget… Finalement, le décor est plus simple que prévu mais symbolise l’essentiel : un endroit quasiment vide, autour d’un feu qui renvoie à la caverne. Avec les autres comédiens, nous continuons de travailler et chercher, de représentation en représentation, pour avancer dans le mystère, ne pas être trop sûrs…

MarCel : j’ai l’impression que la pièce pourrait connaître un buzz, pourquoi pas comme Le Porteur d’histoire auquel j’ai pensé parfois, notamment pour ce rapport au récit. Ça pourrait très bien passer au Off à Avignon, c’est assez dans l’air du temps ?

Rotem Jackman : c’est vrai que Le Passager de la Terre questionne au fond ce qui fait notre humanité : les histoires qu’on se raconte, qui a fait quoi avant nous, nos doutes… Lorsque tu es venue, c’était la première fois qu’on voyait un public et on l’a senti parfois suspendu, on était en vibration ensemble. Une sensation incroyable que nous essayons de recréer chaque soir en peaufinant encore certains points de mise en scène et de jeu.
On a collectivement vécu un traumatisme qui nous a questionnés sur qui on est socialement. Aller voir une pièce qui parle de ça, comme un exutoire qui fait rêver, ça tombe à pic dans cette période que l’on traverse. Je fais du théâtre pour détendre intelligemment, pour un public qui n’a pas toujours l’habitude d’aller au théâtre. Il faut être populaire ! En cela, c’est une pièce fabuleuse, je crois beaucoup en son succès.

Pour en savoir plus :

Céline

J'aime bidouiller sur l’ordinateur, m’extasier pour un rien, écrire des lettres et des cartes postales, manger du gras et des patates, commencer des régimes, dormir en réunion, faire le ménache, pique-niquer, organiser des soirées ou des sorties « gruppiert », perdre mon temps sur Facebook et mon argent sur leboncoin.fr, ranger mes livres selon un ordre précis, pianoter/gratouiller/chantonner, courir, "véloter" dans Paris, nager loin dans la mer…

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